Marina Alcaraz et Paul Molga Envoyée spéciale et correspondant à Marseille
Ce lieu de formation, d'échange et d'expérimentation consacré à la transformation numérique et à la ville de demain tourne la page. L'entrepreneur Kevin Polizzi devrait relancer ce projet à l'histoire mouvementée et tragique.
Thecamp est mort, vive Thecamp. Un an après avoir lancé l'appel à candidature pour la reprise de ce campus d'innovation positive malmené par le décès de son fondateur, Frédéric Chevalier, et par la crise sanitaire, ses actionnaires ont finalement signé il y a quelques jours un accord de négociation exclusive avec l'un des sept prétendants internationaux qui postulaient à ce rachat. Selon nos informations, il s'agit de l'entrepreneur marseillais Kevin Polizzi.
Ce tout juste quadraa vendu sa société d'hébergement de données Jaguar Network au groupe Iliad de Xavier Niel en 2019 pour 100 millions d'euros. Il est aujourd'hui à la tête d'Unitel Group qui regroupe l'ensemble de ses participations software, hardware et financières dans le monde de l'innovation et de la transformation numérique accélérée des métiers traditionnels. Il est notamment à l'origine du campus Théodora en cours de construction dans les quartiers nord de la ville qui prévoit de former chaque année 600 « ouvriers du digital » dont vont avoir besoin les entreprises pour accélérer leur mue. A Aix-en-Provence, où est situé Thecamp, il prévoit - sans donner plus de détails - d'installer des activités liées à la formation en cybersécurité et des entreprises du secteur, sur le modèle du récent Campus Cyber installé à Paris la Défense, ainsi qu'un data center pour l'archivage ultrasécurisé de données d'entreprises et de collectivités.
Sept repreneurs dans la course
Les activités actuelles de Thecamp pour la formation des cadres au monde de demain, seraient conservées. « Après la crise, ces formations premium reprennent de plus belle », assure la direction opérationnelle du site. Selon elle, 14.000 « campeurs » comme on appelle ici les visiteurs en formation, sont attendus en 2022 : patrons de PME, ETI, grands comptes et institutions du secteur public, français et internationaux, pour l'organisation de séminaires de transformation. A terme, une école d'ingénieur liée aux métiers de demain dans la transition énergétique et l'écologie notamment pourrait également prendre place pour alimenter en compétences les entreprises du technopôle de l'Arbois spécialisé dans ces secteurs. « Le dossier de Kevin Polizzi est le plus en ligne avec les objectifs qui étaient poursuivis par le fondateur de Thecamp », estime un des décideurs en référence à la formule qui accueille les visiteurs : « C'est un lieu qui n'existe pas alors on a décidé de le construire. »
On saura d'ici à la fin mai si les négociations aboutissent. Le repreneur doit débourser 27 millions d'euros pour racheter le site et s'engager à plus long terme à éponger les dettes publiques et privées d'un montant global de 47 millions d'euros. Un effort devra sans doute être consenti par les actionnaires et créanciers.
Kevin Polizzi est en compétition avec d'autres candidats sérieux, comme l'université Stanford, qui voit dans l'implantation méditerranéenne du site l'occasion de s'installer au coeur des futurs défis que pose le climat, l'inclusion sociale et les migrations humaines, l'Institut français de gestion et le producteur Ashargin Poiré. Avec son projet « What thecamp », ce dernier rêve de créer un pôle consacré à la production d'images de troisième génération intégrant des studios d'animation et de jeux vidéo, de la postproduction, et des technologies innovantes comme le métavers. Plusieurs écoles de Mediaschool pourraient rejoindre le projet.
C'est lors de ses footings dans les collines arborées de la zone d'activité aixoise que l'entrepreneur Frédéric Chevalier, cofondateur de HighCo, avait mûri l'idée de rassembler ces jeunes talents dans ce lieu haut de gamme. Dès le début des années 2000, l'inventeur du coupon promotionnel numérique imaginait « un lieu puissant inspirant, quasi spirituel réunissant les conditions d'expression de l'intelligence collective autour de la smart city ». A l'image de la Singularity University qui réfléchit à l'avenir du genre humain, et du Center for Urban Science and Progress new-yorkais inauguré en 2013, il devait s'agir d'un lieu de vie et de pensée, d'« une bulle à l'écart des distractions, de l'agitation des marchés et de la temporalité́ des schémas politiques pour préparer sereinement l'avenir de l'humanité́ face aux grands enjeux de l'urbanisation », expliquait-il aux « Echos » peu avant l'accident de moto qui lui a coûté la vie en juillet 2017.
D'ici à 2050, deux tiers de l'humanité́ vivront en ville. Comment loger, nourrir, désaltérer, transporter, maintenir l'hygiène de ces populations ? Ces questions passionnent à ce point le chef d'entreprise aixois qu'il met 12 millions d'euros de sa poche pour amorcer sa start-up XXL Thecamp censée apporter des réponses concrètes. « Il est venu me présenter son projet avec quelques mots posés sur une simple feuille dactylographiée. Je pensais le marché étroit. Il m'a rétorqué que la transformation du monde était devant nous », se souvient Serge Magdeleine, alors jeune directeur général adjoint du Crédit Agricole Alpes Provence, aujourd'hui premier actionnaire du site.
Frédéric Chevalier bouscule son scepticisme. Au projet de restaurant végétarien qu'il critique, il lance : « Si un dirigeant d'entreprise ne peut pas changer son régime alimentaire pendant deux jours de séminaires, comment peut-il changer le monde ? »
La conversation dure une heure. A l'issue, le banquier débloque 5 millions d'euros. D'autres investisseurs et une vingtaine de groupes industriels dont CMA CGM, Accenture, Air France, Cisco, Vinci, Sodexo, Groupe Accor… appuyés par les collectivités et Bercy, dans le cadre du label French Tech, les rejoignent pour un total de 80 millions d'euros : 35 millions pour l'investissement immobilier, 45 pour le fonctionnement du campus.
Pour réaliser l'architecture du projet, la « starchitecte » Corinne Vezzoni s'appuie sur les intentions de son fondateur. « Il décrivait une ambiance, un lieu atypique, minimaliste et connecté à la nature qui soit propice aux rencontres, à la créativité et à l'innovation pour explorer et créer les usages de demain », raconte-t-elle. Pas de cahier des charges, aucune instruction ni indication de surface… Pour réaliser cet incubateur à idées, elle a puisé dans les principes biologiques de la boîte de Petri où les chercheurs cultivent la vie en faisant mûrir et proliférer des cellules sous cloches. Ne cherchez donc pas de façades, de murs ou de couloir sur ce site : planté au milieu de la végétation sur sept hectares de garrigue tournés vers la montagne Sainte-Victoire, Thecamp se résume à treize cylindres de verre courbe et de béton qui accueillent des salles de réunion, un pôle administratif, un espace de restauration et un amphithéâtre. L'ensemble est ouvert au vent, simplement abrité par une immense toile de Teflon tendue inspirée de celles qui peuplent la vie traditionnelle nomade. L'architecture et les ambitions disruptives du site font leur petit effet sur le gotha de l'économie tricolore : malgré le décès de Frédéric Chevalier quelques semaines avant l'inauguration de ce lieu transgressif, près de 15.000 campeurs se pressent dans la gare TGV d'Aix-en-Provence qui relie Thecamp par un chemin de traverse, à l'occasion de journées de formation, de séminaires, de comités exécutifs, de salons et de séances de brainstorming. « Nous sommes légèrement en avance sur nos prévisions », sourit alors Jean-Paul Bailly, ancien président de la RATP, puis du groupe La Poste qui a pris la présidence par intérim de la société d'exploitation. Mais passé l'effet de curiosité, les visites s'étiolent.
Un projet vacillant
L'appel de dizaines de patrons provençaux à « porter collectivement Thecamp », la visite d'Emmanuel Macron au départ du chantier en 2015, puis celles, régulières, des secrétaires d'Etat chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi puis Cédric O, n'y changent rien. La crise sanitaire enfonce le clou. « Thecamp est mort avec Frédéric Chevalier », tranche un chef d'entreprise local. « Comme beaucoup de projets à Marseille, celui-ci a été annoncé en fanfare, mais n'a rien donné », grince un autre. Qu'est-ce qui a pêché ? « Un bateau qui n'a pas de capitaine et une absence de contrôle des collectivités parti prenantes », fustige un connaisseur du sujet.
En 2018, Thecamp n'avait atteint que la moitié du chiffre d'affaires escompté, soit 10,8 millions d'euros, entraînant une perte d'exploitation de 7,5 millions. Fin 2019, il baisse encore de 1 million d'euros. Le Covid-19 lui donne le coup de grâce. Après le confinement, Thecamp n'est plus que l'ombre de lui-même : le site enregistre seulement 5,6 millions d'euros de rentrées, un déficit de 1 million, et n'a devant lui qu'à peine 5 semaines de liquidités. « Le projet n'est clairement pas au rendez-vous de son business plan », tonne alors Serge Magdeleine, son principal investisseur.
Pascale Chevalier, la veuve du fondateur, ne peut que constater les dégâts. « Mon mari a mis une intensité vitale dans ce projet », témoigne cette sculptrice. Dix minutes après l'annonce de son décès, elle se rend à Thecamp. « Il n'est plus là mais on va y arriver », pleure-t-elle devant des salariés assommés qui voient en elle une nouvelle figure tutélaire. Dans les mois qui suivent, elle assiste à toutes les réunions d'un nouveau comité de direction tétracéphale à la peine, « désarmé et désorganisé ». « Thecamp avait été pensé sans chef, mais sans Fred [Frédéric Chevalier], c'est impossible. J'ai lâché après un an d'improvisation et passé le relais. Je ne suis pas une femme d'affaires », confie-t-elle.
En 2020, Olivier Mathiot, nommé deux ans plus tôt président « non exécutif » parmi dix propositions de candidatures après le départ de Jean-Paul Bailly, doit se résoudre à une restructuration en profondeur impulsée par Crédit Agricole Alpes Provence. Il s'agit selon Serge Magdelaine « de donner à la start-up 12 à 18 mois d'oxygène, le temps de trouver un repreneur et d'écrire une saison 2 à Thecamp ». Le plan de sauvetage piloté par ce cousin de Pierre Kosciusko-Morizet prévoit des coupes sévères dans les charges et les frais de gestion. Thecamp I, propriétaire de l'immobilier partagé en trois tiers entre le holding familial du fondateur - Booster -, la Cepac et la Caisse des Dépôts et Consignation, rachète pour 4 millions d'euros (sans Booster) plusieurs actifs restés à la charge de Thecamp Exploitation, la société de gestion du campus. En particulier l'hôtel attenant qui compte 160 chambres. Son occupation était réservée aux campeurs qui le remplissaient à peine à moitié.
Parallèlement, l'encadrement renégocie ses emprunts, divisant par deux le montant des loyers, obtient un moratoire de remboursement des créances de la part des collectivités partenaires et supprime des prestations sous-traitées. L'ensemble des charges fixes est réduit de moitié. Ces efforts sont censés procurer à la structure une économie de 14 millions d'euros sur cinq ans, auxquels s'ajoutent un apport en fonds propres de 4 millions d'euros de Crédit Agricole Alpes Provence et 2 millions d'euros à travers quatre PGE consentis par le pool bancaire. Pour finir, la société simplifie ses offres de formation. « La première version de Thecamp était trop compliquée », reconnaît l'équipe.
Comme un symbole, SFR vient d'accepter de financer le nouveau programme de formation entrepreneurial Labster pour des jeunes adultes en quête d'avenir ou de reconversion : rappeurs, designers, apprentis avocats, modistes, psychologues, artistes… Au menu pour la dizaine de lauréats : une formation intensive gratuite d'une semaine. Un premier pas vers Thecamp 3.0 ?
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