Muriel Jasor
STRATEGIEEn période de grande incertitude, arbitrer devient une gageure pour les dirigeants. Pour affermir la fiabilité d'une décision, une clef consiste à considérer les points de vue dissonants.
Face à la nouvelle vague épidémique du Covid-19,Emmanuel Macron assoit ses dernières décisions sur du pragmatisme, deux volets - sanitaire et économique - et un critère, l'acceptabilité des Français. Pour les leaders politiques et dirigeants d'entreprise, décider est à la fois grisant et terrifiant. « Tout leader doit avoir conscience qu'il ou elle sera évalué(e) de manière rétrospective, bien plus sévèrement en cas d'échec que congratulé(e) en cas de succès », souligne le professeur à HEC Paris Olivier Sibony. Peu de dirigeants prennent donc le risque d'approuver, par exemple, un projet qui ne présente que 30% de chance de réussite alors qu'il pourrait rapporter dix fois la mise. La peur d'échouer les paralyse.
Ce n'est pas le cas de Jeff Bezos, le patron d'Amazon. Lui qui a assumé le fiasco du lancement du smartphone Fire Phone, il y a quelques années, a prévenu qu'inévitablement d'autres échecs suivraient. L'important, pour un dirigeant, est de préparer ses parties prenantes (clients, actionnaires, salariés, fournisseurs, etc.) aux risques d'insuccès et d'être prêt à les assumer. Sans chercher de boucs émissaires.
Challenger diverses opinions
Analogies trompeuses, raisonnements tronqués, échafaudages inconscients… De multiples biais cognitifs nous entraînent dans des schémas de pensée fallacieux, avertit Olivier Sibony, auteur de « Vous allez commettre une terrible erreur ! » (Clés des Champs). « Il importe de collecter le plus de données objectives et prédictives possibles et de s'entourer d'expertises les plus diverses », insiste-t-il. Ecouter les autres, challenger divers points de vue, y compris minoritaires, et surtout s'entourer des meilleurs talents, sans crainte qu'ils vous fassent de l'ombre, c'est justement ce sur quoi insiste l'ex-président des Etats-Unis Barack Obama dans « Une terre promise », ses mémoires publiées par Fayard. Les opinions dissonantes sont une clef pour affermir la fiabilité de la décision, soulignent également Marine Balansard et Marine de Cherisey dans « Décider, ça se travaille » (Eyrolles). Pour autant, peut-on garantir que le collectif préserve des failles de raisonnement et des erreurs ?
Pas à tous les coups, selon le sociologue Christian Morel. Divers facteurs biaiseraient nos choix : l'interprétation d'un silence, la confiance excessive ou la « pensée de groupe », qui fait privilégier la fidélité, l'harmonie et la cohésion à l'expression de désaccords et conflits. Et que dire de l'intuition ? « Oui, en univers familier et prévisible. En revanche, en situation inédite, j'invite plutôt les leaders à s'en méfier », recommande Olivier Sibony. Pour bien décider, les dirigeants devraient aussi interroger leurs propres croyances, et distinguer avec précision les incertitudes connues - couvertes par des compagnies d'assurances - des cygnes noirs ou « known unknowns », ces événements encore inconnus, voire exclus du radar de la gestion des risques (« unknown unknowns »).
L'art de l'improvisation
Reed Hastings, qui a depuis longtemps instauré une culture de la responsabilisation chez Netflix, se félicite, quant à lui, de prendre le moins de décisions possibles. « Quand vos équipes ont été habituées à penser par elles-mêmes et à faire preuve d'autonomie, vous êtes en position de force », justifie-t-il. D'autant qu'un contexte de turbulences, comme celui de l'actuelle pandémie, pousserait à improviser à la façon d'un groupe de jazz : et n'est-on pas plus créatif et innovant quand on évolue au bord du chaos ? La Peter Drucker Society, association qui promeut les travaux du célèbre gourou du management, en est convaincue et entend oeuvrer, cette année, à valoriser le développement d'un esprit entrepreneurial dans l'entreprise et la société en général. Soit un cadre au sein duquel déployer l'autonomie, l'adaptabilité, la mise en responsabilitéet la gestion de soi.
Cela présuppose la reconnaissance d'un droit à l'erreur. Or ne pas sanctionner les fautes non intentionnelles n'est guère répandu dans la culture managériale. Et reconnaître ses erreurs, quand on est dirigeant, requiert courage et éthique. Des qualités primordiales pour qui, pertinemment, cherche à prendre les meilleures décisions possibles.
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