Muriel Jasor
EXCLUSIF Rencontre avec la philosophe et psychanalyste à l'occasion de cette rentrée de septembre et de l'Université Hommes-Entreprises qui s'est tenue il y a quelques jours.
En ce début de septembre, le retour au travail suscite quelque appréhension chez certains, qui redoutent la réapparition du micromanagement et d'injonctions contradictoires. D'autres, plus sereins, anticipent une évolution positive de leurs modes de travail. Du reste, quelques entreprises, conscientes de la perméabilité entre les vies privée et professionnelle de leurs collaborateurs et alors que le variant Delta redonne de la vigueur à la crise sanitaire, s'évertuent à proposer une forme réfléchie de travail hybride.
Avant de replonger le nez dans le guidon - et après avoir interrogé, depuis un an et demi, quantité de dirigeants, experts en ressources humaines, consultants, sociologues et autres spécialistes des sciences humaines -, prenons quelque peu de hauteur avec Cynthia Fleury. Car, comme cette philosophe le relève, « le réel rappelle très vite cette réalité pragmatique que, pour porter un diagnostic viable et surtout trouver des solutions opérationnelles et acceptables, mieux vaut une vision holistique et interdisciplinaire ». Une approche qui est notamment susceptible de faire rempart contre la prolifération de techniques de désinformation et de manipulation. « Boire une source non potable finit par mettre en danger. Donc, tout le monde, à terme, est en danger dans un monde où la désinformation est majoritaire. […]. Nous avons besoin d'information qualitative pour vivre en bonne santé », insiste celle qui est aussi psychanalyste.
« S'appuyer sur ce qui 'tient' »
Mais quand nombre de bases vacillent, sur quoi s'appuyer en cette rentrée ? « Sur ce qui 'tient' précisément, en le protégeant et le valorisant », répond sans hésiter Cynthia Fleury en soulignant combien, alors que tous les symptômes de la crise de confiance sont là, notre Etat social reste très fort et interventionniste. « Dans une crise, il importe toujours de profiter des moments de vulnérabilité réelle pour en faire un levier capacitaire. […] De nouveaux process, protocoles et outils permettent des flexibilités qui, auparavant, paraissaient impossibles et qui, tout d'un coup, sont devenues acceptables : se démétropoliser, travailler à la campagne, y scolariser les enfants… Finalement, cela marche, tout ne s'écroule pas. Ce sont des 'ouvertures' de vie », observe-t-elle. Cela n'arrange toutefois pas les entreprises pressées de reformer leur collectif de travail. Mais c'est aussi l'occasion, pour elles, de faire leur mue et de régler nombre de dysfonctionnements en termes de management et de mode d'appréhension de sujets aussi délicats que la problématique des aidants, du burn-out ou encore des maladies chroniques.
Epée de Damoclès globale
« La seule chose certaine est qu'il n'y aura pas d''à rebours' », poursuit Cynthia Fleury à l'évocation d'une économie de la « sobriété heureuse », pas si éloignée que ça d'une « économie de rationnement », potentiellement « malheureuse ». Depuis un an et demi, rappelle-t-elle, nos systèmes « régulateurs » sociaux ont été atteints : les lieux de culture, les universités, les grands rassemblements réflexifs, tout ce qui permet de penser, de réfléchir ensemble, de sublimer ensemble - et pas uniquement de « s'amuser » -, tout cela a été empêché, et donc « le niveau entropique de la démocratie s'est renforcé ». D'un autre côté, le Covid a normalisé des choses qui étaient jugées encore « douteuses », il y a quelques années de cela. « Par exemple, il a - je crois - remis en cause le préjugé tayloriste (le travailleur, sans surveillance, ne travaille pas ou mal) et la pertinence du micromanagement , qui rend en réalité les gens fous. Rassurés, les dirigeants et managers déconstruisent enfin certaines images mentales : si on desserre le management et les hiérarchies inutiles, le climat peut même être plus heureux et tout aussi productif », observe Cynthia Fleury, qui intervient auprès de nombreux dirigeants et entreprises.
Effondrement de l'accès équitable à une ressource, confinement, contrainte, vulnérabilités systémiques, priorisation, états d'exception sanitaire… Le Covid rassemble tout cela et, pour la philosophe, « le nier, croire que l'on va consommer, produire, vivre comme avant est délirant ». La bonne nouvelle ? « De nouveaux vécus de consommation, de conception, de production sont à inventer, et les entreprises ont un rôle déterminant dans cette histoire », insiste-t-elle. Enfin, poursuit-elle, « une épée de Damoclès globale nous invite à réfléchir à un nouveau contrat social et économique qui s'appuie plus équitablement sur ce que Michel Serres a nommé 'le contrat naturel'. Il va importer de repenser l'Etat providence, car les nouveaux risques 'collectifs' et 'systémiques' ne sauraient être appréhendés par des mécanismes assurantiels purement individuels ».
L'intégralité de l'interview de Cynthia Fleury est à retrouver sur : lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/
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