Rien n’est dit, dans le programme de compétitivité de la Commission, de la manière dont vont pouvoir être soutenus simultanément les efforts en matière d’innovation et de décarbonation, dénonce la sociologue dans sa chronique.
Publié hier à 05h00 Temps de Lecture 3 min. Read in English
Alors que les tentatives de déstabilisation de l’Europe se multiplient, qu’un chef d’entreprise américain s’ingère dans la campagne législative allemande pour soutenir un parti d’extrême droite (après avoir fait un salut nazi) et que les conséquences dramatiques de la crise écologique n’ont jamais été autant documentées – « Une chaleur extrême tuera des millions de personnes en Europe sans une action rapide », affirme la revue Nature –, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a prononcé, le 29 janvier, un discours qui ne paraît pas à la mesure des enjeux.
Présenté comme une « boussole pour la compétitivité », ce programme censé donner le cap pour les cinq années à venir propose comme projet phare… « un choc de simplification », cédant ainsi non seulement aux demandes de plus en plus insistantes des organisations patronales mais aussi à la mode (re)lancée de façon spectaculaire par les présidents argentin, Javier Milei, et américain, Donald Trump : déréglementer, déréguler, couper dans les dépenses publiques, mettre l’Etat sous surveillance du marché et donner tout pouvoir aux entreprises et à leurs actionnaires.
Dans ce choc vont être emportés les principaux éléments qui faisaient de l’Europe le leader de la transition écologique et sociale : l’obligation faite aux entreprises de rendre compte de la manière dont elles traitent leurs salariés, leurs parties prenantes et l’environnement (directive CSRD), et dont elles prennent en compte les droits humains tout au long de leur chaîne de valeur (directive sur le devoir de vigilance). En effet, bien qu’Ursula von der Leyen se défende de vouloir remettre en cause les objectifs climatiques européens, ceux-ci ne constituent clairement plus une priorité. Pour qu’il en aille ainsi, il aurait fallu que soit mis sur la table un plan concret listant les investissements à engager et les moyens de les financer, ainsi que le rapport Draghi l’avait suggéré.
Car rien n’est dit non plus, dans ce programme de compétitivité, de la manière dont vont pouvoir être soutenus simultanément les efforts en matière d’innovation – qui semble réduite à l’intelligence artificielle (IA), une autre mode ? – et de décarbonation, ni de la façon dont seront résolues les contradictions qui rendent en réalité les deux projets peu compatibles.
En effet, sauf si l’émergence de DeepSeek changeait profondément la donne, le déploiement sans frein de l’IA semble devoir mobiliser d’énormes quantités d’énergie et donc être à l’origine d’émissions de gaz à effet de serre très élevées.
Sur la voie d’une union politique
Ce n’est pas d’un choc de simplification dont l’Europe a besoin, mais d’un choc d’ambition. Au moment où nous sommes menacés militairement, commercialement, énergétiquement, géopolitiquement et où notre modèle fondé sur la démocratie et la liberté est sciemment visé par ses ennemis, l’Europe doit être capable tout à la fois d’affirmer sa puissance et ses valeurs à l’égard de l’extérieur – en faisant fermement appliquer ses lois, y compris, par exemple, en bloquant X comme l’a fait le Brésil – et de faire franchir une étape décisive au projet qui unit les Etats membres.
La compétitivité ne peut pas tenir lieu d’ambition : outre que cette promesse a déjà été faite il y a plus de vingt ans – en 2000, le Conseil de Lisbonne avait affirmé vouloir « faire de l’Union l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde », avec des résultats peu probants –, elle n’est pas à la mesure des enjeux. Il est temps que l’Europe cesse de tergiverser, prenne en main son destin, sache parler d’une seule voix et se dote enfin des moyens d’organiser son autonomie stratégique et son indépendance.
Il est temps d’avancer résolument sur la voie de l’Europe politique, sur le modèle suggéré par la philosophe Céline Spector, inspirée par les travaux de Montesquieu : une « République fédérative européenne », où l’Union européenne (UE) disposerait d’une souveraineté partagée avec les Etats membres. Cette souveraineté européenne, conjointe, divisée et partagée (et non pas pensée comme devant indivisiblement être exercée exclusivement soit par l’UE soit par ses membres), est justifiée, écrit Céline Spector, « par les biens publics qu’elle est vouée à produire : assurer la sécurité et la défense de l’UE fragilisée par la guerre sur le continent, réussir une transition juste vers des économies à bas carbone, lutter contre les abus de pouvoir de ce souverain sans souveraineté qu’est le capital déterritorialisé, remédier aux risques suscités par l’ouverture des marchés » (« La souveraineté à l’épreuve de l’Europe », Pouvoirs n° 190, 2024).
Course de vitesse
Oui, il est grand temps de sauter le pas. Certes, personne n’ignore le nombre considérable d’obstacles qui se dressent sur la voie de ce projet. Les uns citeront le frein à l’endettement allemand, les autres l’euroscepticisme que l’extrême droite répand consciencieusement dans tous les pays et la détestation de l’Europe que nombre d’ingénieurs du chaos s’efforcent de susciter, le tout alimentant la frilosité des responsables politiques.
Les élections allemandes peuvent-elles constituer un moment de bascule ? L’Allemagne est en train de redevenir, comme en 2002, « l’homme malade de l’Europe ». Sa vulnérabilité peut susciter un changement. Son engagement constituerait un argument de poids.
Dans cette course de vitesse engagée pour éviter la désintégration de l’Europe, il est essentiel de montrer aux citoyens européens tous les avantages qu’ils pourraient retirer d’une UE plus forte : nul doute qu’un investissement massif dans les infrastructures de transport, la rénovation thermique des bâtiments, l’interconnexion des réseaux d’énergies, la défense, l’agroécologie, le recyclage, l’économie circulaire, l’éducation, la protection contre le chômage… permettrait non seulement d’accroître notre indépendance mais aussi de créer de nombreux emplois, d’améliorer les conditions de vie de chacun et de rendre ainsi notre Europe plus désirable. Saurons-nous saisir l’occasion ?
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