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Photo du rédacteurThierry Bardy

Faire le bien pour demain



Julien Damon


Quand des philosophes se font prospectivistes, ils imaginent les voies et moyens d'un monde meilleur. L'ambition suppose moins de cogitations abstraites que d'actions concrètes.

Jeune philosophe en vogue, enseignant à Oxford, William MacAskill (né en 1987) plaide pour l'altruisme et le « long-termisme ». Richard Rorty (1931-2007), figure intellectuelle américaine du progressisme au XXe siècle, plaide pour le pragmatisme et pour une certaine priorité donnée à la lutte politique. Dans un recueil posthume de textes, il envisage à la fois des années sombres à venir (nous y serions) et les solutions pour s'en sortir.

Le million d'années à venir

Sous un très joli titre, « Ce que nous devons à l'avenir », l'Ecossais MacAskill, apprécié entre autres par Elon Musk, ne s'intéresse pas à la décennie en cours mais au million d'années à venir. Il s'agit de s'inquiéter non pas du sort des 8 milliards d'êtres humains contemporains, mais de celui fait à toute leur descendance, qui se comptera, génération après génération, en volumes bien plus impressionnants. MacAskill ne propose pas une nouvelle variation sur le sujet français de la nécessaire conciliation entre perspectives de fin du mois, pour les moins aisés, et de fin du monde, pour tout le monde. Il souligne, simplement, un devoir moral à l'égard de toute l'humanité à venir.

L'existence de cette plus grande partie de l'humanité, qui n'est pas encore née, peut être aujourd'hui menacée par des déflagrations nucléaires ou d'irrémédiables dégâts environnementaux. MacAskill reprend l'antienne sur l'insoutenabilité de la croissance. Il reste tout de même vrai qu'avec 2 % de plus par an certaines consommations sont tout simplement inimaginables dans 1 million d'années. Le philosophe envisage des cycles d'effondrement et de nouvelles civilisations, avec des départs ailleurs dans l'univers. Il pose d'emblée une excellente question : si vous saviez que vous allez vivre 1 million d'années, que feriez-vous ?

Il en ressort que puisque nous vivons, au fond, au début de l'histoire humaine, nous devons agir sagement. Cet ouvrage très malin vise à se réorienter vers le futur lointain, pour faire le bien. Il ne commande pas de devenir végétarien, mais valorise l'altruisme et l'empathie (en se mettant à la place de très lointains descendants). Il convient de faire en permanence des calculs de coût-bénéfice en ayant l'avenir en ligne de mire. Et il faut savoir donner pour des causes qui s'imposent : prévenir les pandémies, se protéger des météorites, contrôler une intelligence artificielle trop intrusive.

Vers la guerre civile aux Etats-Unis ?

Richard Rorty, lui, se projette moins loin. Plus dystopiques qu'utopiques, ses analyses sur le futur proviennent d'un assemblage de quelques-unes de ses prophéties inquiètes. Dans 18 textes, pour la plupart publiés avant l'an 2000, il invite à ne pas trop s'atteler aux grandes questions philosophiques et métaphysiques, mais à traiter de problèmes concrets, comme les disparités trop prononcées entre riches et pauvres ou le discrédit grandissant de l'université. Dans l'un de ces essais, titré « Regards rétrospectifs à partir de 2096 », Rorty envisage les « années noires » qui auront, de 2014 à 2044, mis en faillite les institutions démocratiques. Les Etats-Unis pourraient même avoir connu une dictature. Heureusement Rorty pense que l'issue peut être positive. Avant de disparaître, il avait imaginé et décrié les vagues de populisme à venir. L'universitaire est connu dans le grand public pour avoir « prédit Trump ».

Il se fait ici l'ingénu faussement étonné par l'ampleur des inégalités au début du XXIe siècle. Il imagine qu'à l'avenir ce qui s'observe maintenant comme de « regrettables nécessités » sera vu comme des « abominations morales ». Selon lui, le changement viendra de la mise en valeur du principe de fraternité, avant celui de responsabilité. L'ensemble doit autoriser davantage d'« espoir social » pour tous, à partir d'une communauté morale plus ferme et plus tolérante. Dans les autres pièces de ce recueil, Rorty imagine la guerre civile aux Etats-Unis et les recompositions géopolitiques du pouvoir, en raison, notamment, de la surpopulation dans certains pays. Il plaide en faveur d'une Europe plus unifiée et, pour la stabilité mondiale, il veut la création d'une force internationale d'un demi-million de casques bleus. Signalons qu'il n'envisage pas la place croissante que pourrait prendre la Chine et qu'il estime que l'Europe dominera le monde, à partir de 2014 et pour longtemps.

Attribuée à Pierre Dac, la formule « les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu'elles concernent l'avenir » se vérifie aussi chez les philosophes. Mais, au-delà des chicaneries, on trouvera chez les progressistes de deux générations, Rorty et MacAskill, des réflexions intéressantes sur la compatibilité entre capitalisme et démocratie, sur les impacts négatifs des médias sensationnalistes, sur la supériorité pratique des régimes démocratiques et sur la nécessaire promotion de la science et des savoirs.

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