Vincent Collen Lucie Robequain
Une loi a été récemment votée pour accorder plus de moyens aux chercheurs. Suffira-t-elle à éviter le décrochage de la recherche française ?
D'abord, la recherche est essentielle. Notre effort de recherche, publique et privée, s'élève autour de 2,2 % à 2,24 % du PIB. Certains pays comme la Corée y consacrent au-delà de 4 %. La recherche française reste excellente. En mathématiques, nous sommes encore dans les tout premiers mondiaux. En biologie, en chimie, en physique quantique, nous disposons de chercheurs qui sont très largement enviés. La loi viendra apporter des moyens nouveaux importants, inscrits dans la durée, c'est indispensable. Cela dit, notre effort public est plutôt plus élevé qu'ailleurs. C'est aussi la recherche privée qui mérite d'être plus développée en France. Elle est essentielle pour se frotter aux enjeux concrets et déboucher sur des créations d'emplois.
Que manque-t-il le plus à la recherche française ?
Outre l'accroissement de ses moyens financiers, il faut la décloisonner. Dans un contexte où la compétition est de plus en plus forte, il est indispensable que tous les chercheurs joignent leurs forces. C'est ce que nous faisons déjà par exemple à Grenoble sur les projets électroniques et quantiques, en collaboration avec le CNRS et l'université Grenoble-Alpes. Il faut que nous arrivions à multiplier ces lieux où tous les acteurs se branchent : les start-up, les grands groupes, les universités, les centres de recherche… On voit que cette préoccupation monte en Europe. La notion de plateforme technologique mutualisée est de plus en plus forte. On le voit par exemple dans la microélectronique, qui regroupe trois acteurs de premier plan en Europe : le Fraunhofer en Allemagne, l'Imec à Louvain et le CEA-Leti en France. Nous travaillons ensemble depuis deux ou trois ans, c'est totalement nouveau et précurseur. La pénurie de semi-conducteurs a renforcé cette nécessité de travailler ensemble.
L'Europe met-elle assez d'argent pour revenir dans la course aux semi-conducteurs ? Le taïwanais TSMC, qui est le leader mondial, prévoit d'investir 100 milliards de dollars dans les deux prochaines années, quand l'Europe ne prévoit que de 20 à 30 milliards au total…
TSMC bénéficie d'une situation de quasi-monopole. Etre dépendant d'un seul fournisseur, c'est grave. L'idée n'est pas de faire exactement la même chose qu'eux, mais de bâtir une stratégie qui nous permette de reprendre pied. TSMC va de plus en plus vers la grande finesse de gravure. Il crée des semi-conducteurs avec des gravures de quelques nanomètres. C'est une voie, mais il y en a une autre. Elle implique une finesse de gravure moins importante, mais moins consommatrice d'énergie. Elle est basée sur la technologie du silicium sur isolant et répond bien aux besoins de nos téléphones portables, par exemple - nous avons tous eu des problèmes de batterie, à un moment ou à un autre ! Le champion de cette technologie pour le substrat, c'est le français Soitec. C'est une start-up que le CEA a créée dans les années 1990. Elle a connu beaucoup de rebondissements : en 2015, elle a été mise en vente pour un euro symbolique. Le CEA a donc décidé de remettre de l'argent dedans, à hauteur de 40 millions d'euros. Aujourd'hui, elle vaut 6 milliards en Bourse. C'est intéressant de voir à quel point la réputation de l'entreprise a évolué au fil de ces rebondissements. Dans les années 1990, ses fondateurs étaient perçus comme des visionnaires. En 2015, on les a accusés de voir des éléphants roses, qui dépensaient leur argent n'importe comment. C'est la preuve que la roue tourne et qu'il faut persévérer dans ses convictions !
Le CEA reste évidemment très investi dans la recherche nucléaire. Il a longtemps travaillé sur les réacteurs nucléaires de quatrième génération, via le programme Astrid. Celui-ci a été abandonné. Pourquoi avoir baissé les bras ?
Il est faux de dire que nous avons baissé les bras. Nous avons présenté un avant-projet en 2019 et capitalisé les connaissances. A partir de là, toute la question était de savoir si l'on construisait, ou pas, maintenant un prototype sur la base de nos recherches. La réponse fut non, car la France est en train de construire les réacteurs de troisième génération qui vont durer soixante ans et serviront donc jusqu'à la fin du siècle. S'agissant des réacteurs de quatrième génération, le calendrier de la recherche se trouvait donc en avance sur le calendrier industriel. Mais nous pourrons relancer le projet vers les années 2050.
Pourquoi attendre, alors que Bill Gates, via TerraPower, travaille déjà concrètement sur ces réacteurs de quatrième génération ?
TerraPower s'intéresse à des projets en rupture, d'abord de petits réacteurs au sodium, pour lesquels nous maintenons un effort de recherche sur la technologie. Mais aussi sur des réacteurs à sels fondus, qui constituent un réel défi et un saut technologique très ambitieux. Une petite équipe du CEA travaille aussi dessus, mais cela ne peut être qu'une solution plus lointaine dans le temps.
Les petits réacteurs modulaires (SMR) sont réputés plus sûrs que les EPR. Sont-ils l'avenir du parc nucléaire français ?
Le grand réseau énergétique d'aujourd'hui n'est plus tout à fait le modèle de demain. Nous avons intérêt à avoir une approche plus diversifiée et plus locale. Ces petits réacteurs représentent un vrai défi de compétitivité pour la France. Ils permettent de combiner les usages, en produisant de l'énergie mais aussi de la chaleur. Ils n'impliquent pas les mêmes phénomènes de fusion et d'emballement, comme les gros réacteurs. Ils permettent, en cas d'incident, d'évacuer la puissance par convection naturelle. Ces petits réacteurs ne sont pas une alternative à la grande puissance, mais ils peuvent en être complémentaires.
La France semble prendre du retard sur cette technologie…
Beaucoup de projets sont annoncés dans le monde, notamment aux Etats-Unis, mais il n'y a pas de réalisation technique. EDF porte cela comme un projet important depuis trois ans. Nous travaillons avec eux sur un projet de petit réacteur modulaire, baptisé « Nuward », en partenariat avec Naval Group et TechnicAtome. L'objectif est de sortir quelque chose de concret au début de la prochaine décennie.
Des usines photovoltaïques ont été récemment créées, ou sont en voie de l'être en Europe. Est-il réaliste de penser qu'une filière photovoltaïque puisse ressurgir sur le Vieux Continent ?
Oui, il y a une vraie fenêtre de tir. Enel a ouvert une usine à Catane, produisant l'équivalent de 300 mégawatts. Le norvégien Rec Solar devrait annoncer une très grosse usine en France, en Moselle, pouvant produire l'équivalent de 2 gigawatts. Dans les deux cas, c'est la technologie développée par le CEA, l'hétérojonction, qui est exploitée. Elle assure un rendement énergétique supérieur à celui des cellules photovoltaïques classiques (25 % au lieu de 20 %). C'est une technologie que nous développons depuis une quinzaine d'années. A l'époque, nous avons beaucoup fait rigoler. Tout le monde nous disait que le match contre les Chinois était plié.
Le CEA mise aussi sur l'hydrogène décarboné. Quel avenir voyez-vous pour cette énergie propre ?
Je suis convaincu qu'elle tiendra une place dans le mix énergétique. A l'horizon d'une quinzaine d'années, l'hydrogène décarboné pourrait représenter de 10 à 15 % de nos usages. On en aura besoin, c'est certain, pour décarboner des industries qui utilisent aujourd'hui de l'hydrogène issu d'hydrocarbures. La chimie, la sidérurgie, le raffinage notamment. C'est l'usage le plus évident, le plus immédiat. Mais d'autres utilisations s'annoncent prometteuses, dans les transports lourds que sont les bus, les camions, les trains, les navires… A plus long terme, on peut imaginer que l'hydrogène vert contribue à décarboner d'autres secteurs comme celui du ciment. Le CEA travaille sur ce sujet avec le cimentier Vicat. Le CO2 produit par les usines peut être utilisé, en association avec l'hydrogène, pour produire des biocarburants. Enfin, l'hydrogène peut permettre de stocker de l'électricité renouvelable, pour ne pas « perdre » l'énergie éolienne ou solaire générée lorsqu'on n'en a pas besoin. Pour concurrencer les batteries sur ce créneau, il faudra toutefois améliorer le rendement du procédé qui est aujourd'hui trop faible.
Comment s'assurer qu'une filière industrielle française émerge dans ce domaine, et éviter de répéter le fiasco du photovoltaïque du début du siècle ?
La France et l'Europe font tout ce qu'il faut pour réussir ! Le plan du gouvernement français prévoit des aides de 7 milliards d'euros pour la décennie, c'est considérable. Et je constate un vrai volontarisme de la part des industriels. Nous ne partons pas de rien. Au CEA, nous travaillons depuis dix ans sur la technologie de l'électrolyse haute température. La recherche passe maintenant au stade industriel dans le cadre de Genvia, un producteur d'électrolyseurs dont nous détenons 40 % du capital, au côté de Schlumberger notamment.
La concurrence s'annonce rude, en Europe et en Chine en particulier…
Nous sommes nombreux sur la ligne de départ et il y aura de la sélection, c'est vrai. Mais la partie ne fait que commencer, rien n'est joué. Et nous pouvons apprendre des expériences passées. Je suis optimiste.
Le CEA est très investi dans les questions de santé, notamment dans le traitement des malades d'Alzheimer et de Parkinson. Peut-on espérer l'émergence d'un premier traitement dans la prochaine décennie ?
Cela me paraît un peu optimiste. Mais imaginer un traitement dans les vingt ans qui viennent n'est pas incongru. Nous voulons être capables d'analyser les zones affectées, et voir si certaines substances ont une action sur ces zones. La maîtrise de ces données est déjà impressionnante.
Son parcours
François Jacq est administrateur général du CEA depuis avril 2018. Il a précédemment dirigé plusieurs organismes publics, tels l'agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), Météo France et l'Ifremer. Il a aussi été conseiller du Premier ministre François Fillon sur les questions industrielles, énergétiques et environnementales.
Son actualité
Outre son expertise nucléaire, le CEA se trouve à la pointe de domaines jugés hautement stratégiques pour la souveraineté et la compétitivité européennes : les semi-conducteurs, l'hydrogène, les énergies renouvelables et l'informatique quantique.
Comments