David Barroux Julie Chauveau
Sur quoi repose le succès d'une entreprise ?
Sur plein de facteurs mais le plus difficile ce n'est en général ni le diagnostic, ni la vision. C'est le passage à l'action. En politique, comme en affaires, c'est souvent au moment de l'exécution que les choses se compliquent. Quant au début des années 2000, j'ai fixé comme priorité au groupe Fives de mettre l'accent sur la R&D et en particulier sur les innovations permettant de décarboner les solutions que nous proposons à nos clients « entreprises », je ne pouvais pas avoir l'assurance que cela porterait ses fruits. Il faut une part d'intuition ou même de chance. L'organisation a aussi son importance. Ma conviction est qu'il faut se décentraliser. Il faut confier des responsabilités à ceux qui sont près du terrain, aux régions, à ceux qui connaissent les clients comme leurs équipes. Il est important de faire confiance, de déléguer l'autorité afin que le management s'inscrive dans une forme de cohérence.
Pourquoi cela marche souvent dans les entreprises et rarement au niveau de l'Etat ?
Restons modeste et ne donnons pas de leçons car on peut soit même échouer mais le problème en France est à mon avis en partie culturel. Pour réussir il faut prendre des risques. Et quand on prend des risques il faut accepter une part d'échec. Aux Etats-Unis, la Darpa, qui gère pour le compte de l'Etat des investissements d'avenir, est dotée d'un budget et elle investit ensuite dans des projets à long terme sans avoir à en référer à chaque étape à l'administration. La Darpa a sans doute connu plein d'échecs mais elle a aussi été à la base d'innovations de rupture dans les télécoms, l'aéronautique, l'espace ou la santé. Chez nous les succès de Bpifrance et ce que nous avons réussi avec les start-up prouvent que cela est aussi possible mais trop souvent nous sommes ralentis par nos processus de décision qui sont lourds et fastidieux. Par une forme de bureaucratie. Nous devons effectuer un véritable travail de simplification mais aussi de planification. Il ne faut pas être obsédé par la réussite à court terme mais comprendre la valeur du temps long qui génère des retours sur investissement.
On peut changer la donne ?
Dans l'énergie, par exemple, nous savons ce qu'il faut faire mais nous avons du mal à nous fixer des priorités ou des objectifs précis. Prenons l'exemple du nucléaire. Décider de relancer l'atome et d'investir n'est qu'une première étape. Ensuite il faut se fixer un calendrier et commencer par se dire qu'attendre quinze ans pour disposer de nouvelles centrales, c'est inacceptable. On ne mettra peut-être pas sept ou huit ans comme dans les années 1980 mais donnons-nous l'ambition de construire des centrales en dix ans. Organisons-nous en travaillant en particulier beaucoup plus en filière, dans une approche d'écosystème permettant la collaboration étroite entre de grands groupes choisis par l'Etat et des sous-traitants qui seront des fournisseurs stratégiques. Cela provoquera forcément une forme de surcoût au départ mais sur la durée nous obtiendrons collectivement un retour sur investissement car les acteurs industriels accumuleront de l'expérience et monteront en compétences. Les Américains, les Chinois, les Japonais le font en permanence. A nous de nous y mettre à l'échelle européenne.
Il faut donc commencer par nous réindustrialiser ?
Oui mais pas n'importe comment. Il ne faut pas chercher à reconstruire les usines d'hier. Il faut construire les usines de demain en misant sur des technologies de rupture comme l'hydrogène, l'impression 3D, les nouveaux procédés et matériaux, notamment composites. Nous devons viser les nouvelles frontières, les secteurs dans lesquels les cartes peuvent être rebattues. Bâtir seulement des usines ne suffira pas. Tout comme nous sommes aujourd'hui dépendants de composants ou de technologies clés que nous importons, l'Europe doit être capable de fabriquer et de concevoir ces briques technologiques clés. C'est à ce prix que nous pourrons acquérir notre souveraineté industrielle. Nous devons, par ailleurs, nous assurer de sécuriser notre accès aux principaux minerais clés de la transition énergétique pour éviter de substituer à une dépendance aux énergies fossiles une nouvelle dépendance aux minerais. Si dans les batteries, par exemple, nos giga-factories ne tournent qu'avec des machines, des composants et des métaux importés, nous n'aurons en rien réglé nos questions de souveraineté.
Et il n'est pas trop tard ?
Nous avons commis des erreurs dans le passé mais nous avons commencé à les réparer. Collectivement, entrepreneurs comme responsables politiques ont trop voulu croire à un monde de services et un pays sans usines. Les impôts de production qui pénalisent la compétitivité des industries en France ont été réduits trop tardivement. Mais nous en avons pris conscience et même s'il faudrait aller plus loin, plus vite, nous nous inscrivons au moins dans la bonne direction. La contrainte financière qui pèse sur l'Etat complique bien sûr la donne et les marges de manoeuvre sont limitées mais nous avons compris que trop d'impôt tue l'impôt. Nous savons que nous n'avons pas le choix car, même si certains voient parfois l'industrie comme une source de problèmes, c'est aussi l'innovation qu'elle tire qui nous permettra de surmonter les défis auxquels nous devons collectivement faire face. L'industrie est la solution à la décarbonation. Fives en est la preuve, en développant les technologies de rupture qui permettent aux industriels de répondre aux enjeux climatiques et de transition énergétique.
La robotisation peut-elle nous aider à combler une partie de notre retard ?
Plus que de robotisation, je préfère parler d'automatisation de l'industrie. Ce qui compte c'est de rendre, à l'aide de logiciels, les machines intelligentes. Un bon outil industriel permet de gagner en compétitivité, d'élargir la base de clientèle d'une entreprise, en particulier à l'export, et c'est cela qui permet de grandir. Fives, qui est passé depuis le début du siècle de 300 millions à presque 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires, peut en témoigner. Ce qui me rend optimiste, c'est qu'à la faveur de la crise du Covid-19 qui a démontré l'importance du digital, les entreprises en ont pris conscience et les investissements, soutenus par les plans gouvernementaux successifs, s'accélèrent.
Pourrons-nous être aidés par la remise en cause de la mondialisation ?
En 2007, quand la France assurait la présidence tournante de l'Union européenne, je présidais la commission internationale du Medef. Je m'étais ainsi retrouvé aux premières loges lors du cycle de négociations de l'OMC qui s'étaient tenues à Doha et qui s'étaient achevées sur un échec. J'en étais revenu avec la conviction que c'était la fin de la mondialisation telle que nous l'avions connue et que nous allions basculer dans une forme de « mondialisation régionalisée » organisée autour de grandes plaques géographiques. Nous y sommes aujourd'hui avec l'Amérique du Nord, la Chine, l'Inde, l'Europe et d'autres. Ce sont des zones qui fixent de plus en plus leurs normes, leurs standards et qui poussent à une augmentation du commerce en leur sein. Sans aller jusqu'à la démondialisation, cela va contribuer à affaiblir certaines tendances comme celles qui depuis des décennies incitent les donneurs d'ordres, à la recherche d'économies d'échelle, à privilégier un seul fournisseur à l'autre bout du monde. L'industrie va devoir apprendre à s'approvisionner en circuits plus courts auprès d'une base plus diversifiée et cela va forcément avoir un impact inflationniste.
L'inflation actuelle vous inquiète-t-elle ?
Les Etats-Unis et l'Europe ne sont sans doute pas dans la même situation. De l'autre côté de l'Atlantique, l'inflation sous-jacente est élevée. Le marché de l'emploi est très tendu et les pressions sur les salaires sont très fortes. On est donc déjà dans la boucle inflation salaire et on a basculé dans une inflation structurelle et durable. En Europe, l'inflation sous-jacente est plus faible. On peut donc encore échapper à une spirale inflationniste. Il y a déjà le prix de certaines matières premières qui baisse. L'aluminium a reculé de près de 30 % par rapport à son pic du mois de mars, sous l'effet du ralentissement économique mondial résultant de la guerre en Ukraine et de la stratégie « zéro Covid » en Chine. Mais cette situation aggrave les problèmes de pénurie de composants, et les délais de livraison sur de nombreux biens se sont considérablement allongés.
Mais la transition écologique va-t-elle aussi être inflationniste ?
Ne nous trompons pas. L'industrie du futur sera digitale et décarbonée ou elle ne sera pas. Chez Fives, nous avons fait nôtre cette devise depuis plus de quinze ans, en donnant la priorité aux programmes de recherche et de développement visant à réduire l'impact environnemental des solutions technologiques que nous apportons à nos clients. Nous avons par exemple développé des solutions pour produire du ciment en consommant beaucoup moins d'eau et en réduisant de 30 % les émissions de CO2 d'une industrie qui a elle seule représente 7 % des rejets à l'échelle mondiale. Cela a bien sûr un coût, mais il faut voir cela comme un investissement plus que comme un surcoût au même titre que la rénovation énergétique des bâtiments. Ce qui nous permet de générer à terme des économies d'énergie ou de consommer moins de ressources permettra de lutter contre l'inflation de demain.
Son parcours
Frédéric Sanchez, président de Fives, préside également l'Alliance Industrie du Futur qui regroupe 32.000 entreprises et le Medef International. Né en 1960, diplômé d'HEC (1983), de Sciences Po Paris (1985) et titulaire d'un DEA d'économie de Paris-Dauphine (1984), il a travaillé chez Renault au Mexique en 1985 puis aux Etats-Unis avant de rejoindre Ernst & Young fin 1987. Il a rejoint le Groupe Fives-Lille en 1990. Après y avoir occupé différents postes, il en devient directeur général en 1997 et reprend le groupe dont il est encore le principal actionnaire depuis 2002. Il est également administrateur de ST Micro, Orange et Bureau Veritas.
Son actualité
Fives a accompagné les grandes aventures industrielles, des premières lignes de chemin de fer au XIXe siècle à la conquête spatiale aujourd'hui. Présent dans trente pays, le groupe dont le chiffre d'affaires a été multiplié par trois en vingt ans se rapproche de la barre des deux milliards. Fournisseur de solutions et concepteur de machines ou de chaînes logistiques pour l'industrie, ce groupe d'ingénierie a mis l'accent depuis quinze ans sur la décarbonation. Dirigeant très impliqué dans le débat national et international sur l'industrie, Frédéric Sanchez est un patron engagé. Président depuis 2021 de l'Alliance Industrie du Futur, créée en 2015 sous l'impulsion d'Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, il fait partie de ceux qui n'hésitent pas à défendre la cause de l'industrie auprès du président.
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