Jean-Marc Vittori
La pandémie a encore accentué le grand tournant des économistes vers une approche de plus en plus empirique. Qui apporte de vraies réponses, mais pose aussi de vraies questions.
Pour les économistes aussi, l'épidémie a été un choc. Comment comprendre ce qui se passait dans l'économie alors que le virus chamboulait brutalement nos vies de producteurs et de consommateurs, un événement sans précédent dans l'histoire ? Quelques-uns sont allés regarder ce qui s'était passé aux Etats-Unis un siècle plus tôt, quand avait sévi la grippe espagnole. Mais c'était une autre époque, marquée, en outre, par la fin d'une guerre. Pour la science économique, le vrai changement est ailleurs. L'épidémie sera sans doute une nouvelle étape dans la révolution des données.
Cette révolution n'est pas nouvelle. Elle transforme en profondeur ce qu'on appelle la « science économique » depuis des décennies. Bien plus que les glissements entre néolibéralisme, néokeynésianisme, néo-institutionnalisme et autres néologismes pourtant disséqués à longueur d'année. Le mouvement s'est amorcé dans les années 1980 avec la micro-informatique, qui a mis l'ordinateur sur chaque bureau. Les chercheurs ont ainsi pu traiter rapidement des masses de données. Encore fallait-il les collecter. La diffusion d'Internet dans les années 1990 a permis de les récupérer et de les faire circuler beaucoup plus facilement. Puis la montée du Big Data a fait émerger de nouveaux outils, comme l'apprentissage automatique et l'analyse sémantique. Les économistes se sont emparés de ces technologies pour vérifier au lieu de supposer. L'empirie a chassé la théorie. L'économiste américain Daniel Hamermesh l'avait montré il y a une décennie : la théorie ne fait plus que le cinquième des articles publiés dans les revues académiques les plus réputées, contre la moitié dans les années 1960.
Un autre chercheur américain, Joshua Angrist, a travaillé plus récemment sur la question, avec des résultats présentésnotamment lors du Congrès de l'Association française de science économique en juin 2021 - où l'on s'est beaucoup interrogé sur les mutations du métier. Suivant une nomenclature un peu différente, il montre que les travaux empiriques constituent désormais près de 60 % des articles des grandes revues. Ils sont devenus dominants dans la plupart des champs de la discipline (économie du travail, de l'environnement, de la finance, etc.).
Ce faisant, l'économie s'est aussi ouverte aux autres disciplines. En 2015, trois chercheurs français, Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan, avaient publié un article ironiquement titré « La supériorité des économistes », qui fit grand bruit dans la profession. Ils y pointaient « la relative insularité de l'économie » et des chercheurs trop sûrs d'eux et de leurs outils.
L'équipe Angrist montre une réalité un peu différente. Selon ses chiffres, « les taux de citation d'autres sciences sociales dans les travaux d'économie ont monté pendant l'essentiel de la période » allant de 1970 à 2015. Notamment du côté de la science politique, la sociologie et la psychologie. Comme si l'empirique amenait les économistes à chercher des explications ailleurs que dans leur pré carré. Le Nobel d'économie Jean Tirole a d'ailleurs établi en 2018 le constat de décès de l'ultrarationnel homo economicus. Dans la crise sanitaire de 2020, il a fallu trouver en urgence d'autres outils d'observation de la réalité économique. Et, là encore, ce sont des données, voire des mégadonnées, qui ont fait la preuve de leur efficacité, venues de sources privées comme les cartes bancaires, les appels téléphoniques, les recherches sur Google, les cours à distance, etc.
En Europe, ces données ont surtout servi aux statisticiens publics. Aux Etats-Unis, elles sont aussi devenues accessibles à des équipes universitaires, comme celle de Raj Chetty, qui a fourni des résultats impressionnants de finesse - de « granularité », comme on dit maintenant. Avec cette montée de l'empirisme, « la profession s'unit autour de principes méthodologiques », constate Michel de Vroey, un historien de l'économie. Le « mainstream », courant principal de la discipline, n'est plus idéologique mais technique. La majorité des chercheurs cherchent désormais à répondre à des questions simples, souvent compréhensibles de tous. Nombre de réponses peuvent servir à éclairer les politiques publiques. C'est la science du dentiste à laquelle rêvait Keynes. Ou celle du plombier évoquée par Esther Duflo, Nobel 2019.
Mais cette révolution ne règle pas tout. D'abord, l'appareillage technique écarte les idées novatrices, comme l'a analysé un autre Nobel, George Akerlof. Ensuite, l'économie ne peut pas se contenter de réponses étroites. Comme le dit Agnès Bénassy-Quéré, économiste en chef du Trésor, avec les travaux empiriques, « on est en équilibre partiel ». Mais l'économie est aussi en équilibre (ou plutôt en déséquilibre) général. C'est parce que des économistes à l'ancienne avaient une vision globale qu'ils ont pu indiquer les grandes lignes de politique économique à suivre pendant l'épidémie (soutien des revenus des ménages, préservation des entreprises, dérive du déficit public). Pour construire une maison, il vaut mieux avoir un plombier. Mais aussi un architecte.
Les points à retenir
Les nouveaux outils numériques, puis la pandémie ont bouleversé le traitement et la diffusion des travaux de la science économique.
Les travaux empiriques, constituent 60 % des articles des revues académiques.
Le « mainstream », courant principal de la discipline, n'est plus idéologique mais technique.
Les économistes s'appuient aujourd'hui davantage sur la politique ou la sociologie.
La majorité des chercheurs essaient désormais de répondre à des questions simples, souvent compréhensibles de tous.
Reste à savoir si cette révolution permettra la diffusion d'idées novatrices et l'émergence d'une vision globale capable d'inspirer les politiques publiques
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