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Photo du rédacteurThierry Bardy

L'open data, une révolution silencieuse dans l'administration



Solveig Godeluck


Le succès de l'initiative citoyenne CovidTracker a bousculé l'administration. La France figure parmi les pionniers de l'open data en Europe et entend le rester. Tous les ministres devront rendre une feuille de route à Matignon avant le 15 juillet, en vue de créer des « services publics augmentés ».

J'ai pris une gifle. » Parole d'un fonctionnaire de l'Etat, statisticien, impressionné par le succès phénoménal de CovidTracker. Il a suffi de quelques outils grand public et de bonnes volontés connectées pour qu'un site de datavisualisation créé en mars 2020 par un particulier, Guillaume Rozier, séduise le pays. Après avoir conçu le baromètre de l'épidémie, avec des cartes et des courbes colorées, faciles à comprendre et mises à jour en temps réel, le jeune ingénieur a réédité l'exploit en lançant une « appli » de prise de rendez-vous de vaccination, ViteMaDose. Il s'attaque à présent aux données électorales. Emmanuel Macron a salué son travail et Olivier Véran lui parle régulièrement.

Le phénomène Guillaume Rozier va-t-il être le déclic pour l'open data en France ? Cela fait dix ans que la mission ministérielle Etalab répand la bonne parole auprès des administrations, de leurs agences, et des entreprises exerçant des missions d'intérêt général. Et cinq ans que la loi Lemaire a posé le principe de l'ouverture par défaut des données publiques à titre gratuit. La France est classée de manière plus qu'honorable dans de nombreux palmarès internationaux du « gouvernement ouvert ». Mais l'open data passe encore pour la passion obscure de quelques geeks égarés à Bercy ou à Matignon. Les citoyens n'ont pas touché du doigt la révolution silencieuse en cours dans l'administration.

« La pandémie est le meilleur secrétaire d'Etat au Numérique qu'on ait eu depuis quinze ans, c'est un formidable accélérateur pour la coopération entre les administrations et les secteurs d'activité », se réjouit le député LREM Eric Bothorel. Auteur d'un rapport offensif sur la politique publique de la donnée, remis au Premier ministre en décembre, il réclame un « portage politique » fort pour faire décoller l'open data. En réponse, Jean Castex a demandé à chaque ministre de lui remettre la feuille de route de sa stratégie numérique le 15 juillet, pour publication le 15 septembre. Elle devra comporter « des objectifs relatifs au pilotage, à l'ouverture, à la circulation et au partage des données, des algorithmes et des codes sources » qui serviront à l'évaluation des directeurs d'administration centrale, et qui seront intégrés dans les contrats avec le privé.

Le travail invisible de l'administration

Mais le grand manitou de la politique de la donnée, dans ce gouvernement, c'est Amélie de Montchalin, la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques. « L'open data est un vrai outil d'accélération des politiques publiques. Il faut que les ministres se parlent entre eux, que les données des uns soient réutilisées par les autres pour plus d'efficacité », souhaite-t-elle. Le projet de loi « 4D » sur les territoires, examiné au Sénat en juillet, sera à cet égard « un changement de paradigme majeur », selon la ministre, car la circulation de données entre acteurs publics sera autorisée par défaut « dans le bénéfice de l'usager ». En revanche, le gouvernement n'a pas obtenu le feu vert de la CNIL pour étendre cette règle aux usages purement internes à l'administration. Amélie de Montchalin veut également rendre « dynamique » une politique d'open data jusqu'à présent trop « statique » à son goût, « avec l'objectif que d'autres se saisissent des données pour des initiatives d'intérêt général ou des activités économiques », dit-elle. Plutôt que de déverser des tombereaux d'informations dans le domaine public sans se soucier de la suite, elle désire que l'administration se mette au service des utilisateurs, qui peuvent être aussi bien le Google de demain qu'une collectivité territoriale ou une association. « L'ouverture pour l'ouverture, c'était il y a dix ans », lâche-t-elle.

A cet égard, CovidTracker est « une réussite, pas un affront ou un échec », assure-t-elle : c'est plutôt la preuve que l'open data trouve son public. « L'Etat a créé une valeur sociale et de la transparence avec les données de santé : il a fait le job », renchérit Simon Chignard, un contractuel qui a passé sept ans chez Etalab. Guillaume Rozier n'a d'ailleurs pas été le seul à exploiter les ressources publiques : une petite communauté de contractuels et de prestataires gravitant autour d'Etalab a monté un tableau de bord dès mars 2020. Très riche, il est devenu la section Covid-19 sur le portail gouvernement.fr. « Avant d'en arriver là, plus d'une centaine de personnes ont mené un travail invisible chez Santé publique France, dans les administrations centrales, dans les hôpitaux, à l'Assurance-maladie… CovidTracker n'est que la partie émergée de l'iceberg ! » souligne Simon Chignard. C'est une oeuvre de longue haleine que de préparer les données afin qu'elles puissent automatiquement mettre à jour des applications mobiles ou des sites Web. Il faut trier les informations, désigner les objets ou les personnes de la même façon dans toutes les bases, faire parler les systèmes d'information entre eux, choisir des normes compatibles avec les logiciels qui brassent des données en très grande quantité et rédiger un mode d'emploi.

Data.gouv.fr en pleine lumière

Le résultat de ces efforts est là. Dix ans après les premiers pas, le site data.gouv.fr, qui centralise la plupart des données publiques en open data, est devenu foisonnant. On y trouve le prix de tous les achats immobiliers depuis cinq ans, l'adresse et l'objet social des associations agréées, le recensement, le cadastre, les voeux sur Parcoursup… Pour créer la base d'adresses nationales, qui fait correspondre les numéros de rue aux coordonnées GPS, La Poste, l'Insee et l'Institut géographique national ont accepté de travailler ensemble sur la base d'OpenStreetMap, un projet citoyen et collaboratif de cartographie. Ils ont troqué des données discordantes, payantes et rarement à jour contre une nouvelle base ouverte à tous. En 2020, le Covid-19 a mis en lumière le site data.gouv.fr. Son trafic a bondi de 300 %, pour atteindre 15 millions de visites. Cette année, il doit s'enrichir avec la liste des centres de formation des apprentis avec leur taux d'insertion, la carte des auto-écoles agréées, celle des collèges… Qui dit open data, dit aussi logiciels libres (opensource) et communauté en ligne. « On construit des communs numériques qui serviront aussi au secteur privé », explique Stéphanie Combes, qui dirige le Health Data Hub - l'un des hubs sectoriels de l'Etat, en lien avec data.gouv.fr. A l'Elysée, on parle de « service public augmenté », en soulignant que le travail avec une communauté d'innovateurs « permet d'augmenter l'impact des services publics ».

L'équipe de Stéphanie Combes, dédiée à l'open data et aux logiciels ouverts, a aussi pour mission d'animer l'écosystème : webinaires, symposium sur l'intelligence artificielle, appel à manifestation d'intérêt avec 400.000 euros à la clef pour développer des programmes sous licence libre, organisation de formations… « On a une communauté d'environ 1.000 personnes, et trois personnes qui s'en occupent », détaille-t-elle. Aux antipodes de « l'administration-tour d'ivoire » telle qu'on se la représente souvent.

Les lacunes de la politique publique de la donnée

Cependant, l'épidémie a également révélé les lacunes de la politique publique de la donnée. Santé publique France n'avait pas de compte sur data.gouv.fr quand la crise a éclaté, et les données publiées sur son portail Geodes n'avaient pas été pensées pour être réutilisées dans des formats graphiques. Au début, le gouvernement a dû gérer la crise à partir des seules données hospitalières, car il n'y avait pas de canal de remontée d'information en temps réel des cabinets de médecins libéraux, du Samu et surtout des Ehpad. Pour savoir ce qui se passait dans les maisons de retraite, il a fallu aller à la pêche. « On appelait certains établissements au téléphone pour avoir le décompte des décès, j'ai même eu des chiffres négatifs certains jours », témoigne un haut fonctionnaire.

Sur le coup, tout le monde s'est mobilisé, de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qui a travaillé sur le système d'information du dépistage, à l'Assurance-maladie, en passant par les agences régionales de santé. Qu'en restera-t-il ? « On a mis 2 milliards d'euros dans le Ségur du numérique, notamment pour équiper les professionnels en logiciels, mais pas un euro sur les données de santé. On aurait pourtant pu regarder quelles informations ne sont pas remontées pendant la crise pour en tirer les conséquences », regrette un fonctionnaire impliqué dans l'open data. Il sera difficile de changer de braquet si l'on n'investit pas plus, abonde l'un des « administrateurs des données » nommés au printemps dans chaque ministère pour impulser le changement : « Déposer un fichier Excel, c'est utile pour 0,1 % de la population. Comme il n'y a pas tant de Guillaume Rozier que ça en France, c'est à nous de fabriquer les outils, des tableaux de bord, des outils de filtrage… » considère-t-il. Or, cela mobilise des ressources humaines quand tous les ministères chassent les coûts. « On essaie d'être malins en prenant des apprentis, mais avec 20 personnes, j'aurais un impact beaucoup plus fort ! » soupire-t-il. Il ne faut pas non plus se faire d'illusion sur l'engouement du public, selon lui : « On manque d'écho. Quand on organise des événements, ce sont toujours les mêmes qui participent. »

La nécessité d'une stratégie de ressources humaines

Pendant la crise, il y a eu aussi de la rétention d'information du côté du gouvernement. Il a fallu que Guillaume Rozier refuse publiquement d'utiliser les données sur la vaccination que lui glissait Olivier Véran via Telegram pour qu'elles soient enfin diffusées en open data. De plus, le ministre a tardé à autoriser l'ouverture des modèles épidémiologiques de l'Institut Pasteur. « Dans une crise comme celle-là, une partie de la confiance repose sur la transparence : c'était un vrai problème de ne pas savoir sur quelles hypothèses reposait le pilotage des reconfinements », critique Eric Bothorel. « Peut-être la transparence n'est-elle pas très compatible avec la prise de décisions à certains moments… » se ravise-t-il aussitôt.

Au fond, on demande à l'administration de mener une révolution culturelle. « Il nous faut l'autorisation de la hiérarchie pour innover ; Guillaume Rozier, lui, n'a demandé l'avis de personne ! » compare l'administrateur de données. D'où une certaine inertie, avec des cas d'école. Une direction ministérielle parlemente dix-huit mois avec une autre direction pour obtenir un échange de données, mais seul un décret vient à bout des réticences. Une chercheuse française tente, en vain, pendant deux ans d'obtenir du ministère du Travail des données sur le travail détaché, mais doit se replier en désespoir de cause sur les chiffres portugais, belges, luxembourgeois… « L'acculturation prend du temps et nécessite des compétences internes », reconnaît-on à l'Elysée. Cependant, les choses peuvent s'accélérer si l'on injecte du sang neuf dans l'organisation. Amélie de Montchalin doit remettre au Premier ministre une proposition de stratégie en matière de ressources humaines. Elle a bien noté la recommandation de la Cour des comptes, qui estime le besoin de renforts dans l'administration centrale à 400 temps pleins. « Il ne faut avoir aucun tabou et sans doute se poser la question de recruter pour se renforcer toujours plus dans le numérique, le design et la data », poursuit-on au cabinet d'Emmanuel Macron.

Une panoplie d'outils est déjà disponible pour accroître la force de frappe numérique publique. Depuis la création en 2016 du programme des « entrepreneurs d'intérêt général », les administrations peuvent embaucher pour dix mois des talents du secteur privé. La direction interministérielle du numérique pilote aussi un incubateur des « start-up d'Etat », permettant de faire appel à des intrapreneurs pour trouver des solutions à des problèmes de politiques publiques. Quant aux crédits, en septembre 2020, plus de 1 milliard d'euros ont été annoncés pour la mise à niveau numérique de l'Etat et des administrations territoriales, dans le cadre du plan de relance. L'orchestre est en place. Il n'attend plus que son chef.

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