Sharon Wajsbrot
Entendus jeudi par la Commission d'enquête du Parlement qui se penche sur les raisons de la déroute nucléaire française, Nicolas Sarkozy et François Hollande se renvoient la responsabilité. Leurs témoignages viennent clôturer une vaste opération transparence et règlements de comptes rare sur la scène politique.
L'affiche est inédite. La joute n'est pas directe mais elle n'en est pas moins brutale. Auditionnés jeudi à quelques heures d'intervalles par la Commission d'enquête du Parlement, Nicolas Sarkozy et François Hollande se renvoient la responsabilité de la déroute du nucléaire français. Avant eux ont défilé sur ces bancs ministres, directeurs de cabinet, d'administrations, patrons d'entreprises - tous les protagonistes qui de près où de loin ont conduit la politique énergétique tricolore ces quinze dernières années - pour se prêter à un interrogatoire sur les raisons de la « perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France ».
« Remettre en cause la filière nucléaire, c'est la détruire. Le nucléaire a fait l'objet d'une chasse aux sorcières digne du Moyen Age », a dénoncé Nicolas Sarkozy. Citations à l'appui, il rappelle toutes ses mises en garde sur les risques liés à la remise en cause du nucléaire, pendant la campagne présidentielle de 2012. « J'ai dit que ce serait une folie et que cela engendrerait des délocalisations massives. […] Toute au long de ma vie politique, j'ai pris des décisions en faveur du nucléaire », a affirmé l'ancien président.
Epouvantail
En ligne de mire, pour ce dernier : l'accord électoral passé entre Martine Aubry et Cécile Duflot en 2011, qui prévoyait la réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique de 75 % à 50 % et la fermeture de 24 réacteurs nucléaires. S'ensuivra l'élection de François Hollande et l'adoption d'un plafond de la production d'électricité d'origine nucléaire dans la loi de 2015. Epouvantail de la filière nucléaire, cette décision et le gel des mises en chantiers en France aurait précipité EDF et ses sous-traitants dans un hiver de dix ans.
Pour François Hollande, la lecture est tout autre. « J'ai été élu en 2012. En 2011, il y a eu la catastrophe de Fukushima. Des pays qui nous sont proches l'Allemagne, l'Italie, la Belgique sont sortis purement et simplement du nucléaire. Si je n'avais pas pris la décision de dire que, à terme, le nucléaire représentera 50 % du mix, le risque aurait été d'aller beaucoup plus loin, voire d'abandonner le nucléaire », se défend l'ancien président, qui pointe d'abord la responsabilité des industriels dans la déroute actuelle.
« La corrosion [qui a mis à l'arrêt bon nombre de centrales nucléaires en 2022, NLDR] ne résulte pas d'un manque d'entretien, d'une défiance à l'égard de la filière ou d'un manque de personnel mais d'un défaut de conception. » En somme, ce sont les ingénieurs d'EDF qui ont failli, en introduisant des failles dans le design de ses réacteurs, adaptés des modèles de l'américain Westinghouse.
Pour les députés qui clôturent jeudi une série de 150 heures d'auditions, cet exercice de transparence rare vise à faire l'autopsie des errements de la politique nucléaire française qui s'est illustrée comme jamais en 2022, avec la chute brutale de la production d'électricité produite par l'atome ou encore avec les difficultés opérationnelles d'EDF, confronté à des défauts en série sur ses réacteurs et à un manque de compétences et de main-d'oeuvre pour les réparer. Un contexte qui nourrit aussi les doutes sur les capacités réelles de la France à relancer la construction de nouveaux réacteurs.
Les spectateurs qui ont suivi ces débats - ou même seulement les moments forts devenus viraux sur les réseaux sociaux - ont pu le constater, il y a à peu près autant de vérités que de témoins appelés à la barre. L'exercice est aussi très politique, alors qu'Emmanuel Macron veut poser les briques d'une relance du nucléaire voulue historique.
Rendre des comptes
« C'est important de comprendre ce qu'il s'est passé, que les gens rendent des comptes », insiste le député Renaissance Antoine Armand, rapporteur de la commission d'enquête présidée par le député LR Raphaël Schellenberger.
En la matière, les yeux se tournent bien volontiers vers François Hollande, qui a endossé en partie l'accord sur l'atome passé entre le parti socialiste et les Verts. « Pour moi, c'est un accord de coin de table : on s'est mis d'accord sur un marqueur politique propre à frapper les esprits et on s'est retrouvé avec un programme conformément auquel il fallait fermer 24 réacteurs - et après, vogue la galère ! » fustige aujourd'hui l'ancien ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg.
Précédé d'aucune sorte d'étude d'impact, comme l'a confirmé Manuel Valls devant cette commission, impossible à mettre en oeuvre, cet accord aboutira finalement à la fermeture de la centrale alsacienne de Fessenheim. Engagée pendant le quinquennat de François Hollande, celle-ci a été mise en oeuvre pendant le premier quinquennat d'Emmanuel Macron, par sa ministre de la Transition énergétique, Elisabeth Borne. Celle-là même qui, ironie du sort, est chargée de porter l'ambition de relance du nucléaire voulue par Emmanuel Macron.
Corrosif envers les socialistes, Nicolas Sarkozy ne lui en tient étrangement pas rigueur. « Je ne mets pas en cause le président actuel, je ne sais pas si la fermeture de Fessenheim pouvait être arrêtée. »
Nicolas Sarkozy en prend pourtant aussi pour son grade. L'ouverture du marché de l'électricité à la concurrence et en particulier la mise en oeuvre de la loi NOME de 2010 et de la régulation Arenh qui oblige EDF à vendre des quotas d'électricité nucléaire à prix cassés à ses concurrents a été très largement décriée au cours des auditions. Pierre Gadonneix, ancien PDG, a dénoncé une « pilule empoisonnée », Henri Proglio, qui lui a succédé, parle d'un système « surréaliste » : « Nous avons fait la fortune de traders, non d'industriels ! » a-t-il assuré.
Une mise en concurrence préjudiciable
« L'entreprise EDF a été abîmée dans son identité. L'ouverture des marchés, la séparation des activités de réseau, de distribution et de production, la transformation en société anonyme ont provoqué une déstabilisation profonde », a encore pointé l'ancienne ministre de François Hollande Delphine Batho. Et François Hollande d'enfoncer le clou : « S'il y a une décision qui a été contraire à la filière nucléaire, c'est bien la loi NOME de 2010. Cette loi a privé EDF de ressources substantielles. » « La concurrence, je suis pour, à l'époque on avait plusieurs champions du nucléaire, EDF, Suez, Areva. EDF ne peut pas être assis sur toutes les centrales et ne vendre de l'électricité à personne. Nous ne sommes pas soviétiques ! » insiste pourtant Nicolas Sarkozy.
Autres péchés du gouvernement Fillon : avoir placé dès 2008 l'énergie sous tutelle de la direction générale du climat, laissant ainsi l'écologie prendre le pas sur la logique industrielle. Cette décision intervient dans un moment où le nucléaire français est encore dans son âge d'or : « Le parc a fini d'être construit et la France a une illusion de surabondance énergétique », décrypte Raphaël Schellenberger.
Le manque cruel de contrôles sur les dérapages astronomiques du chantier de Flamanville, dont le coût atteint déjà plus de 8 milliards d'euros à la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, a aussi été mis sur la table. Sur ce point, ce dernier reconnaît sans détour : « Le nucléaire est un sujet de président mais ça ne veut pas dire que je comprends le chantier de Flamanville. Quand je visite une centrale, je prends un air concentré mais au bout de deux minutes, je suis largué ! »
Au-delà des responsabilités politiques, au fil de ces auditions, c'est tout l'appareil décisionnel en matière de nucléaire qui est pointé du doigt. Si dans les années qui suivent la catastrophe de Fukushima, les prévisions de consommation d'électricité sont plutôt stables, voire à la baisse, le renforcement des objectifs climatiques, la fermeture des centrales au gaz et au charbon ou encore la baisse continue du taux de disponibilité des centrales d'EDF renversent la vapeur. On passe alors brutalement d'une surabondance d'électricité au risque de pénurie…
Certains assurent avoir tiré la sonnette d'alarme sans avoir été entendus. « La France reconnaît désormais que notre demande d'électricité va croître fortement dans les décennies à venir. Je l'ai dit clairement lorsque j'étais en fonction. C'est aussi ce que montrait le rapport Energies 2050, que j'avais commandé en 2011 », pointe l'ancien ministre de l'Industrie de François Fillon, Eric Besson, qui fustige les prévisions « farfelues » du gestionnaire de réseau RTE.
Après l'adoption de la loi de 2015 plafonnant la part de nucléaire à 50 % dans le mix électrique national à 2025, des voyants rouges s'allument. « Nous avions alerté au sujet du calendrier. Un calendrier rapide supposait de fermer énormément de centrales », a rappelé Pierre-Marie Abadie, l'ancien directeur de l'énergie au ministère. Autrement dit, de mettre en risque l'approvisionnement en électricité du pays.
« Les responsables politiques ont entendu ce point, mais ont tout de même décidé le mettre dans la loi. Vous avez alors considéré que cette démarche n'était pas suffisamment grave pour entraîner par exemple la démission collective de la direction générale de l'énergie ? » interroge Antoine Armand. « Le fonctionnaire doit analyser les propositions, s'exprimer, proposer, puis être loyal et exécuter », rétorque Pierre-Marie Abadie.
« Un canard sans tête »
L'analyse d'Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l'énergie atomique, est bien plus corrosive. « Pourquoi, en six ans de mandat et malgré mes demandes réitérées, le comité à l'énergie atomique n'a-t-il été réuni que deux fois ? Pourquoi est-il rarissime de recevoir un retour sur un rapport technique ? La politique énergétique du pays a été décidée par un canard sans tête. La chaîne de décision publique est désastreuse. »
Sur cette question, François Hollande livre une lecture tout autre, faisant écho au projet de fusion du gendarme du nucléaire (ASN) et de l'instance d'expertise (IRSN). Proposé par le gouvernement d'Elisabeth Borne dans le cadre de l'examen du projet de loi nucléaire, celui-ci vient d'être retoqué par les députés. « Il est utile qu'il y ait des instances indépendantes, mais entre le CEA, l'ASN, l'IRSN, peut-être y a-t-il trop de conseils, trop de structures… » glisse François Hollande.
Ces sujets seront au coeur des préconisations du rapporteur, qui prévoit de remettre ses conclusions à la fin du mois de mars. « Je soumettrai des propositions sur les processus de décision, sur la prise en compte des avis techniques, mais il ne faut pas se tromper : c'est bien la responsabilité politique de consulter, mais surtout de décider de prendre ses responsabilités », cingle Antoine Armand.
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