La révolution numérique n’a pas changé que la manière de produire, elle a aussi
changé nos attentes et valeurs
François-Xavier Petit, Président de Matrice
Le sentiment que notre société est dysfonctionnelle est dû à une organisation socio-administrative encore calquée sur un modèle industriel, quand elle devrait avoir pris en compte les bouleversements liés au numérique, explique François-Xavier Petit, directeur du centre Matrice, dans une tribune au « Monde ».
Le 15 mars 1968, dans Le Monde, Pierre Viansson-Ponté résumait le sentiment
général : « La France s’ennuie. » Si l’on se livrait au même exercice en 2023, on
traduirait cette fois le sentiment général ainsi : « Ça craque de partout. » Hôpital,
école, police, services publics, présence de la France dans le monde… La liste des
institutions dysfonctionnelles et au bord de la rupture paraît interminable. Pourquoi
a-t-on ce sentiment, quelle que soit sa place sur l’échelle sociale ?
Difficile de répondre tant le débat est piégé par deux mauvaises réponses. La
première se situe très à droite, c’est l’idée de « la France qui tombe » et qui s’exhibe
sous le vocable renouvelé d’« ensauvagement » ou de « décivilisation ». Inscrit dans
la longue thématique de l’effondrement, ce courant déploie un patriotisme morbide qui ne jouit que dans la supposée déconfiture de cette « pauvre France » et produisit tant l’antiparlementarisme des années 1930 que le refus de la d'écolonisation dans les années 1960.
L’autre mauvaise réponse vient de la gauche. Elle explique la difficulté du présent de
manière atavique par le « manque de moyens »… Le sujet est réel, mais il s’agit là
d’une réponse pour ne pas penser : un « mode automatique » qui laisse sous le tapis l’inadéquation des services publics avec les besoins des gens, la fragilité des
compétences des agents ou la désorganisation des institutions. Tout ne s’achète pas, et tout ne revient pas à du budget supplémentaire. C’est une lâcheté autant qu’une complaisance.
Rupture historique
La question reste donc entière. Est-ce alors le fait des hommes et des femmes ? Sans doute pas, même si la haute fonction publique se caractérise souvent par une peur panique de lever la tête pour comprendre ce qui se joue dans notre époque. Aussi, on ne sait pas où l’on va, on se replie sur son périmètre pour « faire ce que l’on peut », générant des réponses expertes et en silo – c’est-à-dire autonomes les unes par rapport aux autres et aveugles au fonctionnement général. L’exemple de la stratégie au Sahel montre que l’approche militaire, certes irréprochable sur ce plan, n’a rien compris aux sociétés sahéliennes… Ce qui la rend caduque. Les individus ne sont pas devenus incompétents, mais les sociétés ont changé pendant qu’eux continuaient comme avant, en feignant d’innover.
En réalité, ce qui « craque de partout », c’est une approche industrielle de nos
systèmes, organisés pour traiter en silo et en grande série. L’imaginaire industriel est
partout. A l’hôpital, dans la salle d’attente des urgences, on soigne les patients à la
chaîne et de façon désincarnée ; à l’école, tous les enfants du même âge sont mis
ensemble dans les mêmes classes, suivant les mêmes apprentissages. Dans le système judiciaire ou policier, on traite à la file dans un fatras de procédures.
Pour gérer 65 millions d’individus, nous choisissons encore d’industrialiser, de
standardiser, de massifier. Voilà la norme ; alors, tout cas singulier, toute exception à
cette attitude est envisagée comme un surcroît de travail et de complexité. Au fond, si peu a changé ces vingt dernières années : le collège reste unique, les réformes des retraites sont toujours paramétriques, l’individualisation des parcours des patients demeure anecdotique, etc.
Mais à nos organisations encore industrielles s’oppose désormais une société
« numérique », non pas au sens d’outils et de données, mais de rupture historique.
En trente ans – car le Web a été mis en service en 1993 –, cette révolution numérique n’a pas changé que la manière de produire : elle a aussi changé nos attentes.
Marx avait raison : l’organisation de l’appareil productif fabrique les attentes de la
société. Désormais, notre modèle productif numérique est fondé sur une
personnalisation maximale, sur la volonté de créer une expérience unique, sur une
interopérabilité constante de nos outils, sur une capacité d’analyse, de
recommandation, d’accompagnement, voire d’intelligence. Nos façons de voir le
monde ont changé avec cette nouvelle infrastructure productive, et nous projetons
ces attentes sur nos grands systèmes. Il en découle un fait : l’exception n’est plus le
cas mineur, c’est la situation majoritaire.
Perte de sens
Alors, oui, dans ces conditions, « ça craque de partout ». Que dire de l’enseignant,
condamné à faire du travail moyen et insatisfaisant face à une classe incroyablement
plus diverse qu’elle ne l’était il y a soixante ans ? Confrontés à cette impossible
personnalisation, les parents deviennent ingérables ; en retour, les enfants avec des
troubles « dys » sont considérés comme une mode douteuse, et les vocations
s’effondrent. Parents, élèves, enseignants, plus personne ne s’y retrouve.
Il en va de même de la protection sociale. Dans une société numérique en demande
de fluidité, on encourage la mobilité – le changement de poste, de métier et de régime
–, ce qui fait exploser le nombre de parcours atypiques et rend illisible une retraite
jusqu’ici gagée sur la stabilité des carrières. Chaque individu se trouve d’ailleurs
encore découpé en petites particules industrielles, traitées sur des chaînes de
montage parallèles : la CAF répondra à vos questions familiales et de logement, mais pas aux questions d’emploi qui y sont liées et à l’imposition qui en découlera. Alors ne restent que la perte du sens du métier du côté des agents et le sentiment de payer des impôts et de voter pour un système qui demeure incapable du côté des usagers. Et ce, alors que ce système possède beaucoup de données qui pourraient être exploitées pour servir – et c’est insupportable.
Plus rien ne semble pouvoir fonctionner dans cette béance entre la demande sociale « numérique » et notre infrastructure socio-administrative encore industrielle. La seule solution est de refonder entièrement la puissance publique selon les canons de la société numérique, en assumant la rupture historique dans sa profondeur. Nous avons changé de monde. Qu’attend-on pour en prendre la mesure ?
François-Xavier Petit dirige le centre d’innovation technologique et d’imaginaires
Matrice. Il est agrégé d’histoire, a enseigné à Paris-I et a été conseiller au ministère du travail (2012-2015).
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