Philippe Trouchaud
Déferlante », « bombe », « menace » : le champ lexical utilisé dans les médias et dans la parole publique pour qualifier l'intelligence artificielle en général, et ChatGPT en particulier, éclaire sur le rapport ambigu qui s'est installé entre les Français et le progrès technologique.
L'idée de progrès n'a plus la cote. En cause (à moins que cela n'en soit le symptôme), l'absence de réflexion sociétale et collective autour de ce que pourrait être le progrès, notamment technologique. Ce vide est trop fréquemment comblé par une antienne antiprogrès, dopée par l'incertitude inhérente à notre « monde sans repère devenu liquide », selon les termes du sociologue Zygmunt Bauman.
Comme si le progrès avait perdu toute consistance à force de ne plus être défini, rongé aussi par l'érosion généralisée de la confiance. Nous voyons dans cette éclipse un risque pour notre futur commun. Le progrès peut-il malgré tout redevenir désirable, et à quelles conditions ?
Le chemin sera long. En témoignent les compteurs Linky, passés en quelques années dans leur couverture médiatique d'« innovation majeure » à « outil d'espionnage des populations ».
Cependant, les réactions épidermiques à toute nouvelle technologie ne sont pas irréversibles. L'Italie a interdit l'usage de ChatGPT avant de le rétablir après discussion avec OpenAI. Prudent, l'Etat transalpin voulait lever certains doutes sur la protection des données des utilisateurs.
Après avoir d'abord proscrit l'usage de ChatGPT à ses étudiants, Sciences Po a ouvert une réflexion d'ampleur sur ce que l'IA peut apporter à l'apprentissage. Cela rappelle qu'une approche pragmatique doit viser, plutôt qu'un rejet en bloc, à circonscrire les usages nuisibles tout en favorisant les pratiques vertueuses.
D'élan irrépressible vers le vivre mieux, travailler mieux, le progrès est en passe, si l'on n'y prend garde, de figurer parmi les périls de nos sociétés de plus en plus automatisées.
Une définition d'un progrès désirable pour tous peut, doit, être tentée. Celle d'un progrès qui prend en compte la globalité des activités humaines. Qui s'intéresse aussi bien à l'efficacité économique qu'à la responsabilité et à la durabilité. Qui s'inscrit dans un temps long et non pas dans une frénésie technologique. Qui procède d'une démarche éthique sur laquelle bâtir la confiance.
C'est seulement lorsque cet horizon sera esquissé et un socle de confiance posé que le progrès cessera de faire peur et pourra redonner envie. « Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible », écrivait Antoine de Saint-Exupéry. Une maxime à invoquer comme antidote aux scénarios pessimistes qui sapent la confiance dans l'idée de progrès.
Les entreprises ont bien compris l'enjeu du « rendre possible ». Selon la dernière « CEO survey » de PwC, une majorité (72 %) de dirigeants en France fait de la technologie le principal outil pour assurer la pérennité de leur entreprise et leur priorité absolue d'investissement.
Pour les dirigeants, rendre tangible le progrès technologique passe par l'explication et la pédagogie. Il est essentiel d'expliciter le pourquoi d'un nouvel outil (les bénéfices qu'il procure aux personnes et aux organisations) et le comment (son fonctionnement, son utilisation par l'homme, ses mécanismes de contrôles), et ce en toute transparence.
Paradoxalement, par rapport au rythme débridé dans lequel nous évoluons, ce qui importe est de maîtriser l'art du freinage, tout en sachant accélérer à bon escient. Autrement dit, il est nécessaire de fixer un horizon à atteindre et d'en planifier le chemin.
Comment souhaitons-nous déployer différentes technologies dans la vie privée et dans l'économie ? Ce n'est qu'une fois les étapes posées qu'il deviendra pertinent de prendre de la vitesse quand cela s'imposera. La France, l'un des grands foyers de la philosophie des Lumières, du rationalisme et du positivisme, reste une terre fertile du progrès. Elle a aujourd'hui besoin de s'en réapproprier le langage à un moment où l'homme doit plus que jamais innover.
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