Une quinzaine de chercheurs, parmi les meilleurs spécialistes, ont contribué sous la direction de Pierre Bréchon à un ouvrage passionnant sur les systèmes de valeurs et leurs évolutions dans les pays européens[1]. L’étude utilise les données des European Values studies, enquêtes qui existent depuis 1981, pour analyser les changements majeurs qui ont affecté les sociétés européennes en centrant la réflexion sur l’évolution des systèmes de valeurs des individus dans ces pays. La plus récente vague de cette enquête a été administrée entre 2017 et 2020 (58000 interviews dans 35 pays).
A partir des résultats de l’enquête de 2008, Pierre Bréchon avait déjà pu montrer, avec Olivier Galland, que la notion d’individualisme, notion fort imprécise telle qu’elle est utilisée communément, ne pouvait avoir un intérêt scientifique qu’en en distinguant deux formes différentes : l’individualisation et l’individualisme, alors qu’ils sont le plus souvent identifiés à tort. L’individualisation se fonde sur les valeurs d’autonomie personnelle et d’ouverture à autrui tandis que l’individualisme est une forme de repli sur les intérêts personnels. Pour Pierre Bréchon, le processus d’individualisation qui se développe en Europe depuis de nombreuses décennies correspond ainsi à la montée de la valorisation des choix individuels, l’autonomie personnelle devenant l’une des objectifs majeurs des membres des sociétés occidentales. Les différentes contributions de l’ouvrage – une quinzaine – opérationnalisent ces deux dimensions. Une trentaine d’indicateurs ont été utilisés pour mesurer l’individualisation et l’individualisme[2].
Pierre Bréchon part de l’intuition de Durkheim (1898) selon laquelle si les sociétés modernes reconnaissent et valorisent de manière croissante les droits des individus cette évolution n’entraîne pas pour autant chez eux un égoïsme croissant. Il ressort des différents chapitres la confirmation que les systèmes de valeurs en Europe sont structurés autour de deux grandes dimensions, l’une qui oppose le libéralisme culturel aux valeurs religieuses et traditionnelles et l’autre qui oppose l’intégration et la confiance au retrait social et à la défiance. Sur ces deux dimensions on observe une progression des valeurs de l’individualisation aux dépens de celles de l’individualisme mais l’ampleur de la progression comme les niveaux atteints varie fortement selon les groupes de pays considérés.
L’observation du degré de libéralisme culturel et de rigorisme culturel fait ressortir de manière saisissante l’influence de la variable religieuse dans le rapport individualisation/individualisme.
Le tableau 1 montre en particulier une forte incidence de l’appartenance religieuse sur le rapport libéralisme culturel/rigorisme culturel.
Chez les musulmans et les chrétiens orthodoxes le rigorisme culturel est très dominant. Chez les protestants, les agnostiques et plus encore chez les athées, le libéralisme culturel est nettement dominant.
Tableau 1. Libéralisme culturel et rigorisme culturel selon la religion des personnes intérrogées. (% en ligne)
Le tableau 2 mesure le phénomène de l’individualisation par groupes de pays. Les pays d’Europe du Nord, les plus sécularisés, ont les taux d’individualisation les plus élevés suivis par les pays d’Europe de l’Ouest également fortement sécularisés. Les pays d’Europe du Sud où l’influence religieuse demeure élevée occupent une position intermédiaire tandis que les pays d’Europe de l’Est (orthodoxes ou catholiques) sont nettement moins individualisés.
Ce tableau montre également que ce phénomène d’individualisation est un processus [PB1] qui se développe très rapidement dans tous les pays. Le taux d’individualisation est passé entre 1990 et 2017 de 46% à 82% dans les pays nordiques et de 10% à 26% dans les pays d’Europe de l’est.
Tableau 2 - Évolution de l’individualisation par groupes de pays européens (% des individus ayant une forte individualisation).
Olivier Galland montre que, si l’on compare l’évolution dans le temps de la tolérance à l’égard de l’homosexualité, qui est l’un des indicateurs du libéralisme culturel, dans deux groupes de pays, l’un qui comprend les pays nordiques qui sont fortement déchristianisés et l’autre qui comprend trois pays où l’influence de la religion catholique demeure élevée, la Pologne, l’Italie et la Slovaquie, dans le premier groupe la tolérance à l’homosexualité a plus que doublé en 36 ans atteignant 70%. Cette évolution très rapide s’est accompagnée d’un rapprochement entre les différentes classes d’âge. Les générations ont donc convergé vers une adhésion de plus en plus marquée au libéralisme culturel, devenant de plus en plus homogènes de ce point de vue. Dans le second groupe l’évolution a été dans le même sens mais le point de départ était plus bas (8%) et a atteint 30% en 2017.
Situation sociale et systèmes de valeurs
Bruno Cautrès et Cyril Jayet s’intéressent particulièrement aux déterminants des attitudes, notamment politiques, en refusant d’utiliser la notion de classe sociale et en montrant, confirmant ainsi les résultats des recherches menées par le Cevipof et le laboratoacte de Grenoble depuis longtemps, que l’approche par les déterminants sociaux doit prendre en compte à la fois différents indicateurs de la position sociale et les différents systèmes de valeurs qui leurs sont attachés. Il compare notamment les effets respectifs du revenu et du diplôme sur les attitudes et comportements.
De manière générale en Europe, les personnes les moins riches sont plus attachées à l’intervention de l’Etat que les plus favorisées et elles sont moins attachées qu’elles au libéralisme culturel – ou libéralisme moral – notion utilisée par Bruno Cautrès et Cyril Jayet. Cette différence est liée fortement au niveau de diplôme. Il existe en effet une très forte relation entre le diplôme et le libéralisme culturel. De manière plus générale, le niveau de diplôme est fortement lié au niveau de l’individualisation.
Pierre Bréchon a construit une typologie comprenant quatre types qui permet de comprendre comment se développe le processus d’individualisation en Europe et ses effets sur l’évolution des idéologies et comportements individuels. Ces types sont construits à parti du croisement du degré d’individualisation (fort ou faible) et du degré d’individualisme (fort ou faible). Les deux groupes extrêmes (fort individualisation/faible individualisme et fort individualisme/faible individualisation) représentent chacun un tiers de l’échantillon (tableau 3). Si nous comparons les deux groupes – fort individualisation/faible individualisme et fort individualisme/faible individualisation – il apparaît qu’ils s’opposent sur toutes les variables. Dans le premier groupe sont nettement surreprésentées les personnes qui ont une position sociale élevée, une religiosité très faible, qui manifestent un très faible rejet des étrangers, qui votent à gauche et qui habitent dans les pays d’Europe du nord et de l’Ouest, c’est à dire ceux qui sont les plus sécularisés.
Ces données aident à comprendre comment se développe le processus d’individualisation dans les sociétés européennes et comment il entraîne une transformation des bases sociales et des systèmes de valeurs des électorats de gauche et de droite. Il confirme que la montée de l’individualisation et le recul de l’individualisme sont étroitement liés au niveau de sécularisation de ces sociétés. Le fait que ce processus d’individualisation soit très inégalement avancé dans les différents pays européens contribue fortement à l’hétérogénéité politique et idéologique de l’Europe d’aujourd’hui. Il montre en particulier que c’est l’état d’avancement de ce processus dans les classes aisées qui les amène à voter à gauche, leurs valeurs universalistes faisant notamment obstacle chez elles au rejet des étrangers. Un beau sujet de réflexion pour Julia Cagé et Thomas Piketty dont nous rendrons prochainement compte ici du récent ouvrage.
Tableau 3 - Structure sociale, idéologique et politique des quatre groupes d’enquêtés composant une typologie de l’individualisation et de l’individualisme (% en colonnes).
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