De moins en moins de Français, les plus jeunes en particulier, croient au rationalisme scientifique, privilégiant les informations véhiculées par les réseaux sociaux. L'esprit critique est en danger, préviennent les scientifiques.
Parmi la génération TikTok, la crédulité n'en finit pas de faire des ravages.
TikTok, plus crédible que le prof de sciences aux yeux des élèves ? Ce sentiment percole de plus en plus chez les jeunes. Selon un nouveau sondage consternant mené par l'Ifop pour le compte des fondations Jean-Jaurès et Reboot auprès de 2.000 enfants et jeunes adultes de 11 à 24 ans, un grand nombre marque leur distance avec le rationalisme scientifique, lui préférant croyances religieuses et pseudothéories diffusées massivement sur les réseaux sociaux.
Ils sont ainsi 27 % à souscrire à l'idée que les humains ne sont pas le fruit de la longue évolution des espèces, mais qu'« ils ont été créés par une force spirituelle ». Sans surprise, le rejet du darwinisme est particulièrement fort chez les personnes attachées à une vision littérale des textes religieux (71 % chez les musulmans) mais aussi chez certaines catégories socioprofessionnelles comme les enfants d'ouvriers (38 %).
Il y a plus grave : plus de cinq cents ans après le voyage de Christophe Colomb, l'idée selon laquelle on nous ment sur la forme de la Terre est partagée par 1 jeune sur 6. « Le 'platisme' trouve un écho encore plus grand chez les grands utilisateurs d'Internet, notamment ceux qui utilisent TikTok comme moteur de recherche (29 %) », explique François Kraus, directeur du pôle politique-actualités du sondeur.
Aliens bâtisseurs
Les mêmes pensent que des extraterrestres ont construit les pyramides d'Egypte (19 %), que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune (20 %, en hausse de 5 points depuis cinq ans), qu'on peut avorter sans risque avec des plantes (25 %), que la chloroquine est efficace contre le Covid-19 (25 %) ou que les vaccins à ARNm causent des dommages irréversibles à l'organisme (32 %).
Dans une veine similaire, les croyances occultes, au premier rang desquelles l'astrologie, est élevée au rang de science pour 49 % des jeunes (contre 43 % en 1999). Ils croient aux fantômes (48 %), aux démons (19 %), au mauvais oeil (44 %), aux prédictions des voyants (38 %) et même à la sorcellerie (36 %). Le niveau d'étude n'y semble pour rien : 59 % de sondés de niveau master avouent au moins une de ces croyances loufoques.
« Les jeunes n'ont pas les armes pour lutter contre la désinformation et les contre-vérités scientifiques propagées sur les réseaux sociaux. Plus ils les consultent, plus leur jugement est altéré. Il faut les armer, leur apprendre à considérer plusieurs points de vue et à les confronter pour se faire une opinion fondée sur des faits », insiste Helen Lee Bouygues. Avec sa fondation Reboot , créée en 2018, elle travaille sur la promotion du raisonnement critique et l'encadrement plus strict des réseaux sociaux.
Opacité algorithmique
Elle n'est pas la seule à dénoncer le manque de transparence des algorithmes qui régissent les plateformes. « Certaines logiques informatiques contribuent à façonner nos croyances de manière souvent opaque », explique le spécialiste en sociologie cognitive Gérald Bronner. Dans son rapport sur « Les Lumières à l'ère numérique » , remis au président de la République en janvier 2022, il décortique les mécanismes psychosociaux de la désinformation. « Une grande part de ce que nous savons nous vient du témoignage des autres, parents, amis, enseignants… En situation normale, la plupart de ces informations, généralement banales et sans grands enjeux, sont réputées vraies. Statistiquement donc, il est rationnel de se montrer a priori confiant sur ce qui nous est rapporté. Mais dans l'architecture des réseaux sociaux où les informations sont noyées dans une masse de contenus de divertissement, cette confiance par défaut et notre vigilance cognitive, rempart essentiel à la crédulité, sont mises à mal. »
Avec d'autres chercheurs et experts, il s'est penché sur trois de ces logiques digitales en particulier : l'éditorialisation algorithmique, le calibrage social et l'influence asymétrique. La première régit l'ordre et la fréquence d'apparition des informations pour capter et conserver l'attention en s'ajustant continuellement à notre conduite et aux traces que nous laissons dans l'univers numérique. « Ces ajustements peuvent altérer la perception de certains sujets à cause de leur prévalence », expliquent les auteurs.
La seconde altère un peu plus notre perception de la réalité en favorisant la popularité de certains points de vue. « Notre opinion peut largement être influencée par leur visibilité exagérée. Ce biais de popularité réduit la qualité globale du contenu de l'information, et la propage : plus une personne est exposée à une idée, plus elle a de chance d'y adhérer et de la diffuser à son tour », met en garde Gérald Bronner.
Enseignement lacunaire
Des trois algorithmes enfin, l'influence asymétrique est le plus pernicieux : son système de recommandation donne une visibilité numérique qui dépasse souvent la représentativité sociale de ceux qui émettent le message. C'est le paradis des conspirateurs, des antivax et des groupes radicaux qui parviennent à s'emparer d'une part déséquilibrée de l'espace numérique en exploitant les « data voids », c'est-à-dire les thèmes qui produisent peu de résultats de recherche et sont donc plus faciles à préempter par des manipulateurs coordonnés.
La paresse intellectuelle, l'avarice cognitive, le faible niveau de connaissances nous précipitent vers ces pièges. Comment riposter ? L'Académie des sciences s'est penchée sur la question. Dans un rapport sur l'enseignement scientifique, ses auteurs dénoncent « la place insuffisante accordée aux sciences de la nature et de l'observation, de la technologie et de la science informatique dans l'école primaire d'aujourd'hui ».
Ils en ont identifié les causes : l'impréparation des professeurs des écoles, issus en majorité de formations non scientifiques, et les priorités resserrées de l'Education nationale sur les savoirs fondamentaux, qu'ils jugent incomplets. Si elles savent pour la plupart lire, écrire et compter, nos têtes blondes ont une connaissance scientifique en dessous de la moyenne européenne, et 12 % n'ont pas le savoir élémentaire, presque trois fois plus que chez nos voisins. « Si on n'y prend pas garde, on va priver toute une génération des moyens de forger leur curiosité et leur aptitude à comprendre le monde qui les entoure », préviennent les académiciens.
Complotisme en hausse
Un Français sur dix croit à au moins sept théories complotistes qui revisitent la réalité, comme l'existence des Illuminati (une croyance née d'un ouvrage fantaisiste du XVIIIe siècle), des chemtrails (ces traînées blanches derrière les avions de ligne, supposément composées de produits chimiques répandus pour d'obscures raisons), d'une collusion gouvernementale avec l'industrie pharmaceutique pour cacher la vérité sur la nocivité des vaccins, ou du maquillage en accident de l'assassinat de Lady Diana… « Le complotisme n'est plus un phénomène marginal », juge la Fondation Jean-Jaurès et l'association Conspiracy Watch à la lumière de ce sondage qu'ils ont fait réaliser par l'Ifop auprès de 1.760 personnes de toutes catégories sociales. Sans surprises, les jeunes, les non-diplômés et les Français aux revenus modestes sont les plus perméables à ces théories.
A l'autre extrémité de la chaîne sociale, une grande majorité (84 %) fait confiance à la science, même si de moins en moins de Français estiment qu'elle a un effet positif sur leur quotidien (santé, condition de travail…). Ils en réclament même plus sur des sujets prégnants comme le réchauffement climatique, ainsi que l'a récemment mis en lumière la Fondation Descartes auprès d'un panel représentatif de 2.000 adultes. Près de la moitié (47,5 %) s'informe sur le sujet à travers les médias traditionnels (contre 19,4 % sur les réseaux sociaux), mais leur demande plus de rigueur scientifique (63,5 %), moins d'engagement militant (61,7 %) et de parti pris moralisateur (52,8 %).
Quelques chiffres
12% des élèves français sortant de primaire ne possèdent pas les connaissances élémentaires en science.
62% des Français estiment que la science n'apporte rien à leur quotidien.
Deux tiers des citoyens de l'Union européenne déclarent lire ou entendre des fausses nouvelles au moins une fois par semaine.
Plus de 80% des citoyens de l'Union européenne considèrent que l'existence de fausses nouvelles constitue un problème pour leur pays et pour la démocratie en général.
59% des tweets sont partagés sans lecture préalable.
Paul Molga
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