Marina Alcaraz, Fabio Benedetti Valenti, Nicolas Madelaine et Stéphane Loignon
A l'occasion du festival Médias en Seine, consacré aux disruptions, la rédaction des « Echos » fait le point sur de nouveaux défis auxquels sont confrontées les industries des médias.
En l'espace d'une année, ChatGPT est entré dans les rédactions, bouleversant les usages et les modèles économiques ; les géants du streaming comme Netflix ou Disney ont dû ajuster en profondeur leurs modèles, en venant notamment marcher sur les plates-bandes de la télévision gratuite ; les réseaux sociaux ont changé de visage avec la mainmise d'Elon Musk sur X (ex-Twitter) et la montée en puissance de TikTok ; la prise en compte des dérèglements climatiques est devenue indispensable. A l'occasion du festival « Médias en Seine », organisé par « Les Echos » et Franceinfo, retour sur des disruptions majeures pour l'industrie.
Contenus : la révolution ChatGPT
Le robot conversationnel d'OpenAI est arrivé il y a un an. Et plus rien ne semble pareil pour les industries créatives confrontées à une potentielle méga automatisation de leur production. Certes, de nombreux journaux utilisaient déjà des « robots » pour automatiser certains articles comme des résultats sportifs. Mais, l'intelligence artificielle (IA) générative devrait nous faire changer de dimension.
En ce qui concerne l'information, selon le récent rapport JounalismAI (London School of Economics and Political Science, Google News Initiative), 85 % de la centaine de médias interrogés ont utilisé ces technologies. Il faut préciser que c'est à des degrés très divers et souvent sous forme d'expérimentations. Par exemple, dans la télévision, Canal+ utilise l'IA notamment pour faire des résumés de programmes, Radio France travaille sur de la transcription automatique de ses programmes radio ou de la détection d'erreurs dans des propos publics de personnalités…
Newen, la société de production de TF1, se sert de l'IA pour faire des résumés de « pitchs » avec des visuels, des « trailers ». De même, dans la presse, par exemple, « Le Monde » utilise DeepL, en complément d'une équipe, pour traduire le quotidien en anglais. Ebra (qui détient plusieurs titres dans l'est de la France) a annoncé faire une expérimentation de relecture de certains articles à partir de cette semaine pour « L'Est Républicain », malgré l'inquiétude de syndicats.
Les expérimentations vont se multiplier. Et déjà, le patron d'Axel Springer (« Bild »…) avait suscité beaucoup d'inquiétude en laissant entendre que des journalistes pourraient être remplacés par de l'IA. D'autant que celle-ci se perfectionne de jour en jour : Google a présenté à plusieurs journaux américains de nouveaux outils au service des rédactions au cours de l'été, jugés « bluffants ». Plus globalement, l'IA a envahi le monde de la musique, du cinéma… A titre d'illustration, un court-métrage, « The Frost », a été créé notamment par Dall-E 2.
Pour l'heure, les médias sont prudents et s'attendent à ce que l'IA devienne principalement un outil. Les rédactions sont réticentes et font face à des enjeux de droits d'auteur et de droits voisins. A Hollywood, l'utilisation de l'IA inquiète à la fois les scénaristes et les acteurs, qui ont mené une longue grève cette année.
L'IA fait vaciller l'édifice du droit d'auteur
Dans des économies fondées sur le droit d'auteur comme la musique, l'audiovisuel, l'édition ou le cinéma, l'irruption d'une technologie capable de produire de nouvelles oeuvres en se nourrissant de créations antérieures, sans rémunérer les ayants droit, passe mal… Le leader mondial de la musique enregistrée, Universal Music Group (UMG), mène la fronde depuis le début de l'année. Selon le « Financial Times », en avril, UMG aurait ainsi demandé aux plateformes de streaming d'empêcher les systèmes d'IA de se nourrir de ses chansons sous copyright. A Hollywood, la question de l'usage de l'IA pour reproduire l'apparence ou la voix des acteurs a aussi été au centre des négociations menées entre les studios et les comédiens grévistes, qui ont obtenu des garanties sur leur rémunération et la nécessité de leur consentement.
En France, les représentants des ayants droit sont mobilisés eux aussi. La semaine passée, plus de 80 organisations du secteur culturel ont réclamé dans un communiqué commun la transparence des modèles d'IA, afin de pouvoir faire respecter le droit d'auteur. Lundi, la Scam - Société civile des auteurs multimédia - a exercé, à titre conservatoire, son droit d'opposition à l'utilisation des oeuvres de son répertoire pour alimenter des modèles d'IA, comme l'avait fait début octobre la Sacem.
Cette décision empêche les fournisseurs d'IA de s'entraîner sans autorisation sur les oeuvres des membres de la Scam. Sans cette spécification, ils pourraient s'appuyer sur une exception au droit d'auteur prévue pour la fouille de textes et de données (« text and data mining »), dans la directive européenne du 17 avril 2019 transposée dans le code de la propriété intellectuelle.
Certaines grandes figures de l'IA, comme le chercheur Yann LeCun chez Meta, s'opposent à l'application du copyright pour l'entraînement de leurs modèles d'IA. Selon lui, « si l'on déclare que c'est une violation copyright, […] l'industrie de l'IA s'arrête ». Le débat, lourd de conséquences économiques, entre tenants du droit d'auteur et partisans de l'innovation, qui divise les Etats membres de l'UE, est loin d'être terminé.
Les réseaux sociaux de plus en plus puissants
« Cette info ? Je l'ai trouvée sur TikTok. » De plus en plus de jeunes utilisent les réseaux sociaux pour s'informer. Selon l'étude de l'Institut Reuters pour l'étude du journalisme, publiée en juin, très suivie dans le monde des médias, la bascule est bel et bien faite. Le grand public passe clairement par les réseaux sociaux pour s'informer en ligne (30 %), au détriment de l'accès direct sur un site ou une appli d'un média (22 %, contre 32 % en 2018).
Dans ce monde en bouleversement, TikTok grimpe de plus en plus : selon cette même étude, 20 % des jeunes utilisent désormais le réseau social - pourtant pointé du doigt par plusieurs gouvernements qui l'accusent d'être un outil d'influence voire d'espionnage - pour s'informer. Une autre étude récente de Pew Research montre qu'environ un tiers des jeunes américains déclarent s'informer via le réseau chinois (contre 9 % en 2020).
Plus globalement, TikTok préoccupe de nombreux spécialistes, car il est souvent considéré comme le roi de l'attention, réussissant à capter davantage de temps de « cerveau disponible » que bien d'autres applications comme Instagram ou Facebook. Il talonne même Netflix en termes de temps passé sur la plateforme par ses utilisateurs. En fait, il capte de plus en plus l'attention, au détriment de tous les autres médias.
La montée en puissance des réseaux sociaux dans l'information pousse les médias à s'adapter… Et ce alors même que ces mêmes réseaux sociaux ont, eux-mêmes, moins d'intérêt pour les médias. L'exemple le plus criant est celui de X (le nouveau nom de Twitter), depuis qu'il a été acquis par Elon Musk à l'automne 2022. Il y a quelques semaines, il a changé la présentation des articles de presse, en ne mettant qu'une photo (sans titre), ce qui a des incidences en matière de droits voisins. Le milliardaire a multiplié les provocations et petites phrases critiques à l'égard des médias traditionnels, considérés comme des supports « de la propagande ». Parallèlement, Meta a annoncé qu'il allait arrêter Facebook News (onglet dédié aux actualités) dans plusieurs pays européens, en décembre.
Les plateformes de streaming ajustent leur modèle
Pour le grand public, malgré une vague perception qu'il y a moins de nouvelles bonnes séries malgré des prix d'abonnement de plus en plus élevés, les Netflix, Disney+ et autres services de vidéo à la demande tiennent encore le haut du pavé à Hollywood et bousculent toujours les offres de télévision traditionnelles nationales. Cela reste en partie vrai. Mais cette perception occulte un profond changement de contexte pour ces géants américains de l'« entertainment ». « Nous vivons un tournant historique, la période de la ruée vers l'or est révolue », explique Claire Enders, fondatrice du bureau de recherche du même nom spécialisé dans les médias.
La hausse des taux d'intérêt et une conquête de nouveaux abonnés plus difficile ont changé la focale de Wall Street, où les grands studios viennent se financer. L'objectif n'est plus la croissance à tout prix mais la recherche de la rentabilité. Ne serait-ce que pour réduire le poids de la dette, car celle-ci a pris des proportions inquiétantes (190 milliards au total pour les grands empires de médias hollywoodiens).
Curieusement, on est à front renversé avec un Netflix en bonne santé financière et les bastions d'autrefois plus fragiles après avoir investi afin de le rattraper. En tout cas, la conséquence est la fin de la frénésie de création de contenus. « Le volume était excessif, explique Vincent Grimond, de la société de conseil Anthéma. Une nouvelle politique éditoriale est à l'oeuvre. » Ce changement de contexte peut être une bonne nouvelle pour les acteurs publics et privés de la télévision traditionnelle. Même si les acteurs du streaming investissent le champ de la publicité. La surprise de la fin des confinements est par ailleurs que la salle de cinéma n'est pas morte, comme l'ont prouvé les succès, chacun à leur échelle, de films aussi divers qu'« Oppenheimer », « Barbie » ou « Anatomie d'une chute », qui ne sont pourtant pas des formats éprouvés. La prédiction du court-circuitage de la salle pour muscler les offres de SVoD ne s'est pas concrétisée.
Le défi de mieux informer sur les dérèglements climatiques
Alors que l'année 2023 s'annonce comme la plus chaude de l'histoire, la préservation de la planète est au centre d'une « guerre culturelle » sur les réseaux sociaux avec une pluie de contre-vérités niant l'origine humaine du réchauffement climatique. Depuis quelques mois, le fait scientifique est contesté de manière de plus en plus agressive par les trolls climatosceptiques. Pour les scientifiques eux-mêmes, injures et insultes se multiplient, notamment sur X. Face à un tel déferlement de haine, la tâche est difficile pour les médias classiques. Les études d'opinion confirment régulièrement que les climatosceptiques sont surreprésentés sur les réseaux sociaux et qu'en réalité une large majorité des Français se préoccupe du réchauffement climatique.
Il n'empêche, le sujet devient clivant. Selon un sondage Toluna pour TF1 dévoilé jeudi dernier, les Français souhaitent très majoritairement (à près de 80 %) que les médias les sensibilisent davantage sur la question environnementale en étant moins alarmistes et plus pédagogues. Pour les médias, l'enjeu est de rester au-dessus de la mêlée, en se basant sur les connaissances scientifiques (d'où la création de comités d'experts) et en proposant des solutions mais sans faire l'impasse sur les craintes du public, les querelles politiques et les risques de « greenwashing » derrière la transition écologique.
Selon le GIEC, le nombre de sujets publiés sur le climat dans 59 pays en 2020-2021 avait presque doublé sur cinq ans. Mais l'effort est aussi considérable sur la qualité de l'info et la recherche de meilleurs formats. Plusieurs médias comme TF1, France Télévisions, Radio France ou l'AFP ont lancé de vastes programmes de formation. In fine, le but est de mieux rendre compte de la dimension environnementale dans tous les sujets, tout en renforçant certains rendez-vous dédiés : spéciales, magazines, bulletins météo enrichis…
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