Meta, la maison-mère du réseau social Facebook, va mal. L’annonce de ses mauvais résultats a été très mal accueillie par la bourse. L’entreprise a perdu 25% de sa valeur d’un coup. En cause, notamment, la faiblesse de Facebook, son activité historique, et les doutes sur la pertinence de l’investissement colossal fait dans le métavers, un système créant un monde virtuel, considéré aujourd’hui comme une folie par de nombreux experts. Faiblesse de l’activité historique, difficulté à lancer une nouvelle activité en rupture, la situation de Meta n’est pas sans rappeler celle de Kodak il y a vingt ans. Un regard historique sur les grands paris lancés par les entreprises pour se lancer ou se renouveler n’est pas inutile pour mieux comprendre les enjeux auxquels est confronté Meta et éviter les jugements hâtifs. Pendant des années, lorsque j’évoquais le cas Tesla dans mes séminaires d’innovation, je rencontrais un scepticisme, voire une hostilité. Je me souviens encore de ce directeur des usines d’un grand fabricant automobile français, furieux que j’aie osé en parler. C’était en 2015. « Visiblement vous ne connaissez rien à notre industrie », commença-t-il, ce qui était exact. « Tesla est un nouveau venu. Il nous a fallu un siècle pour optimiser notre fabrication. Tesla n’arrivera jamais à fabriquer plus d’une dizaine de milliers de véhicules. » Aujourd’hui, Tesla produit plus d’un million de véhicules par an. Et donc pendant des années on s’est moqué de Musk et de son idée folle de fabriquer des voitures électriques, lui qui n’y connaissait rien. Aujourd’hui, on pleure sur la puissance qu’il représente. Il en va ainsi des grands paris lancés par des entrepreneurs. Ils nous surprennent, ils nous choquent, nous les trouvons ridicules puis, s’ils réussissent, ils deviennent évidents et déterminent les nouveaux modèles mentaux de l’industrie, voire de la société. Le métavers est un de ces grands paris. Les analystes sont sceptiques. Le projet ressemble furieusement à ces technologies géniales qui cherchent un problème à résoudre. Les publicités pour le lancer sont idiotes. Après des sommes colossales investies, il n’y a pas grand-chose à montrer. La situation est donc l’objet de furieuses discussions parmi les experts. Alors est-ce que le métavers a un intérêt? Oui probablement, d’ailleurs il en existe déjà plusieurs. Est-ce que le grand pari de Meta réussira? En vérité, personne n’en sait rien, mais on peut tirer au moins huit leçons de l’histoire de l’innovation pour alimenter la réflexion et surtout nuancer les propos. Huit leçons d’histoire sur les grands paris d’innovation 1. Les grands paris d’innovation, ça n’a rien de nouveau. L’histoire en est pleine. Le rasoir Gillette, les couches jetables de Procter & Gamble, L’IBM 360, le stylo Bic, le Boeing 707, l’IBM PC, Nespresso, la Logan, l’iPhone, la liste est très longue de produits stars nées d’un grand pari. Mais il faut noter aussi que tous les produits star ne sont pas nés d’un grand pari, loin s’en faut. 2. Les grands paris ont toujours suscité le scepticisme. Par définition, ils ne correspondent pas aux modèles mentaux dominants de l’époque, aussi bien des investisseurs que des experts et des clients potentiels. Quand Ford annonce le modèle T en 1908, l’idée que chaque américain puisse avoir une voiture paraît ridicule. 3. Les grands paris ont toujours mis du temps à réussir. Nestlé a ainsi mis 21 ans à réussir Nespresso. Pendant 21 ans, le projet était incertain, les problèmes techniques et commerciaux se sont multipliés et les deux premiers lancements ont été des échecs cuisants. Pendant 21 ans, le projet était un grand pari qui apparaissait absurde à tous les observateurs, y compris en interne. Le troisième lancement fut le bon, et trente ans après, c’est encore aujourd’hui un succès considérable. 4. Les grands paris ne réussissent pas toujours. C’est le propre d’un pari. Pour quelques très grandes réussites très visibles, il y a de multiples échecs. La plupart sont invisibles, mais pas tous: on songe ainsi à Iridium, un réseau de satellites de communication lancé par Motorola et un consortium des plus grandes entreprises de tech dans les années 90. Le projet fera faillite en quelques années après avoir englouti 5 milliards de dollars. Les grandes entreprises peuvent en réussir certains et rater d’autres: Microsoft, pour ne prendre qu’un exemple, a eu son lot de grands paris: certains ont été perdus (le moteur de recherche Bing, la téléphonie mobile), tandis que d’autres ont été gagnés (Azure, Office 365). Votre stratégie d’innovation? (Source: Wikipedia) 5. Les grands paris sont menacés par le dilemme de l’innovateur. Ils sont souvent lancés pour prendre le relais d’une activité historique déclinante, ou jugée comme telle, ou pour répondre à une opportunité jugée comme massive. Dans les deux cas, l’entreprise va se retrouver à gérer deux activités très différentes: l’historique et la nouvelle. Il va donc y avoir nécessairement conflit dans l’allocation des ressources. Où mettre les budgets? Comment va se répartir le temps et l’attention du top management? Dans certains cas, le dirigeant est marqué par l’activité historique et hostile au projet de rupture; dans d’autres cas ce sera l’inverse: il sera fasciné par la rupture et négligera l’activité historique. C’est le cas de Intel qui se lance dans la vidéo-téléphonie et néglige son activité de processeurs, et passe à deux doigts de perdre son leadership dans cette dernière avant de se reprendre. C’est aussi le cas d’Apple dans les années 90 où le PDG de l’époque se prend de passion pour le « communicateur personnel », l’ancêtre de nos smartphones. Le projet Newton sera une coûteuse distraction jusqu’à ce qu’il soit annulé par Steve Jobs. 6. Les grands paris ne répondent souvent à aucune demande. Il n’y avait pas de demande pour la téléphonie mobile, ni pour Internet, ni pour le MP3, ni pour les réseaux sociaux. Les études de marché effectuées pour Nespresso indiquaient qu’il n’y avait aucune demande pour le produit. Les grands paris créent le besoin, et donc la demande. Comme l’indiquait Joseph Schumpeter, économiste et spécialiste de l’innovation, il ne suffit pas d’inventer le savon, il faut aussi convaincre les gens de se laver les mains. La création de la demande, c’est-à-dire le travail sur les modèles mentaux, fait partie intégrante du travail de l’innovation de rupture. L’argument « Le métavers échoue parce qu’il n’y a pas de demande » est donc invalide. 7. Les grands paris mettent l’entreprise en danger. Le lancement du Boeing 707 a été un grand pari qui a amené Boeing au bord du gouffre. Idem pour l’IBM 360, le père de tous les ordinateurs actuels, auquel personne ne croyait chez IBM sauf le fils du fondateur et quelques fêlés. Une véritable révolution qui accoucha dans la douleur. Et la liste peut continuer ainsi. Si le pari réussit, le chef d’entreprise est un héros qui a su persister dans l’adversité. S’il échoue, ou tant qu’il ne réussit pas, c’est un fou dangereux qu’il faut rapidement mettre au pas. Il est difficile de distinguer le « ça ne marche pas encore mais il faut persister » du « ça ne marchera jamais ». Sauf après coup évidemment. 8. Le grand pari n’est pas la seule possibilité pour sauver l’entreprise. Kodak a fait un grand pari sur le numérique, en dépensant des fortunes pour passer de la photo argentique à la photo numérique, sans succès. Face à la même rupture, son concurrent direct Fuji a procédé différemment. Fuji s’est dit « Nous sommes des chimistes. Le numérique est un métier d’informaticien, ce n’est donc pas pour nous » Plutôt qu’un grand pari, Fuji s’est redéployé dans des activités tirant parti de son expertise en chimie, avec beaucoup de succès. Meta = Kodak? Pas vraiment Comme Kodak, Meta se trouve dans une situation où son activité historique, le réseau social Facebook, est en déclin après un succès considérable. Elle se trouve dans l’obligation d’innover. L’innovation pourrait porter sur le renouvellement de cette activité, si l’entreprise considère que celle-ci a encore un avenir, ou dans le lancement d’un canot de sauvetage, une toute nouvelle activité, dans le cas contraire. Pour Kodak, il n’y avait pas de doute que son activité film argentique était condamnée par le numérique. Il s’agissait donc de gérer au mieux le déclin de celle-ci, d’une part, et de lancer une activité alternative, de l’autre. Le cas de Meta est différent. Aucune rupture ne vient menacer directement Facebook. Il s’agit plutôt d’une dynamique propre de vieillissement. Le lancement du projet métavers correspond à une croyance de Mark Zuckerberg, fondateur et PDG, qu’il existe dans ce domaine une très grande opportunité. Là-dessus les avis diffèrent, mais cette croyance se défend. Il n’en demeure pas moins que l’entreprise est soumise au dilemme: tout occupé à son métavers, Zuckerberg néglige Facebook, et risque de perdre sur les deux tableaux. Un grand pari, oui, mais comment? Même si un grand pari est jugé nécessaire, il peut être fait différemment. Une erreur des grands paris est en effet souvent de consacrer énormément de moyens d’entrée de jeu, dans l’espoir de mieux réussir; c’est l’approche dite « big bang » ou « moonshot ». Cette erreur s’explique par un modèle mental selon lequel pour réussir un grand pari, il faut un grand budget, et il faut aller vite. Rien n’est moins sûr. La théorie entrepreneuriale de l’effectuation a montré que dans une situation d’incertitude radicale, qui est celle du métavers, il est souvent plus rationnel de progresser à petits pas, sans besoin d’une vision initiale grandiose et figée. En progressant ainsi, on règle plus facilement les difficultés, on ne mise pas tout d’un coup au risque de payer très cher ses erreurs. Dans cette approche, le grand pari est une décision déterminée d’avancer dans un domaine donné, mais en procédant par une construction progressive d’un patchwork avec des parties prenantes. Nécessité d’un diagnostic stratégique S’il est jugé nécessaire, le grand pari peut être tenté en contrôlant le risque pris par une approche effectuale qui échappe aux modèles mentaux de type big bang. Mais comme le suggère l’histoire de l’innovation, il existe de multiples manières de donner une nouvelle dynamique à une entreprise, et le grand pari n’est que l’une d’entre elles. Il convient donc d’agir en véritable stratège, en posant un diagnostic approfondi sur la situation de l’activité historique, sur sa capacité à se renouveler. A cet égard, et même s’il fut plus discret, Fuji est un meilleur exemple à suivre que Kodak. Pour aller plus loin on pourra lire mes articles précédents: Nespresso: quand la simplicité du produit masque la complexité du processus d’innovation; Kodak, un exemple typique d’une entreprise leader victime du dilemme de l’innovateur. Le dilemme de l’innovateur est l’objet de mon ouvrage « Relevez le défi de l’innovation de rupture« . Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (« Je m’abonne » en haut à droite sur la page d’accueil). Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall Philippe Silberzahn
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