Gilles Babinet
Dans les années 1990, le monde de la technologie était porté par un optimisme inébranlable, convaincu qu'Internet allait résoudre les grands enjeux civilisationnels, éduquer les masses, accroître les richesses et mieux les répartir, soigner l'humanité entière, créer une société de loisirs, etc. Mais peu à peu, ce « narratif » s'est effondré : la puissance économique s'est concentré sur un tout petit nombre d'acteurs, mettant à bas l'idée de décentralisation portée par les pères fondateurs d'Internet, tandis que nous apprenions au travers des révélations de l'analyste de la NSA, Edward Snowden, que des centaines de millions d'individus étaient espionnés par les Etats-Unis.
Quelques années plus tard, ce fut la prise de conscience que nous étions manipulés sur les réseaux sociaux pour influencer notre vote, au travers du scandale Cambridge Analytica. A présent, Internet est stigmatisé pour nous rendre dépendant de ces mêmes réseaux sociaux, pour son empreinte environnementale (2,2 % des émissions de CO2), pour favoriser une toute petite élite, qui serait déconnectée, qui s'enrichirait démesurément sans créer beaucoup d'emplois ni bénéfices évidents à l'échelle d'une société, en facilitant le consumérisme avec les Black Fridays et livraisons en moins de trente minutes.
Il faut admettre qu'il y a du vrai dans tout cela. Mais il faut aussi rappeler combien le numérique a été précieux dans les événements récents. Lors de la crise du Covid-19, le suivi épidémiologique aurait été impossible sans numérique et beaucoup sont ceux qui ont continué à travailler lors du confinement grâce à ces outils. En Ukraine, les armées russes auraient eu la partie sensiblement plus facile sans l'asymétrie que procure le numérique. Quant au réchauffement climatique, si nous voulons des systèmes de transports intelligents, des habitats qui minimisent l'usage énergétique, des industries « 4.0 » peu polluantes, une agriculture avec moins d'intrants, cela passe par des systèmes robotisés et l'intelligence artificielle.
Lorsque l'on évoque ces attraits, reste une forme de méfiance à l'endroit des technologies numériques. Pour beaucoup, il s'agit des technologies exogènes, inquiétantes donc, et dont on ne comprend pas bien ce qu'elles induisent, ce que sont les perspectives de l'intelligence artificielle, du métavers, du Web3, dont les réseaux sociaux radicalisent les débats.
La réalité, c'est que nous n'avons pas su nous approprier ces technologies et les modèles d'affaires qu'elles induisent. Le numérique que nous développons ressemble à n'importe quel autre. Il n'est ni plus inclusif, ni réellement facteur de résilience, il est le plus souvent consumériste et individualiste. Les start-up françaises ne sont pas vraiment différentes de celles que l'on observe à Londres, New York ou San Francisco. Ce pays est coupé en deux. D'un côté, une minorité, qui a accès à cette culture numérique, qui parle correctement anglais, qui monte des start-up, et de l'autre une vaste population dont l'école n'est plus un facteur de mobilité sociale, qui n'est plus convaincu que le progrès rime avec émancipation, avec respect de notre environnement.
C'est bien là le problème : refaire société autour de cette notion de progrès. L'école devrait s'y attacher mais elle n'y parvient pas, par manque de compétences, de moyens, par une diffraction du nombre de missions à traiter. En réalité, ce qu'il faudrait c'est créer une dynamique citoyenne, qui pousserait au débat autour des questions qui ont trait aux technologies, qui permettrait à chacun de s'initier à la programmation, aux vertus de l'open source, à l'intelligence artificielle, etc. Impossible ? Les Finlandais montrent le contraire ; promu par le gouvernement finlandais, le MOOC « Element of AI » a déjà été vu par 3,5 % des citoyens, ce qui a fait dire au ministre de l'économie Mika Lintilä que « désormais la Finlande ne sera plus comme avant ».
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