Philippe Lentschener
La raison d'être est en train d'occuper le paysage « corporate » français dans une frénésie dont seul notre pays a la recette. Face à l'urgence planétaire, la politique a sommé les entreprises de manifester leur adoration de l'écosystème et la mise en conformité de leur marché avec son respect ; avec comme enjeu une sorte d'absolution.
Avec une facilité déconcertante, les entreprises se sont oubliées dans une pratique mimétique ridicule. Un grand de l'énergie douce va « agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone, par des solutions […] plus respectueuses de l'environnement. Cette raison d'être […] concilie performance économique et impact positif sur les personnes et la planète ».
Un leader de la communication « donne à chacune et à chacun les clés d'un monde numérique responsable. Notre mission est de garantir que […] le numérique soit pensé, mis à disposition et utilisé de façon plus humaine, plus inclusive et plus durable ». Un acteur du transport va « imaginer et déployer des mobilités sûres et durables au service de chaque territoire, pour une meilleure qualité de vie de tous et de chacun ».
Un grand des services collectifs va « contribuer au progrès humain, en s'inscrivant résolument dans les objectifs de développement durable définis […] afin de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous ».
Six mois, un an de travail ? Des codir dédiés, l'interne interrogé dans le but d'être participatif, pour une divine révélation : il faut respecter les gens ; polluer ce n'est pas bien et sauver la planète, c'est mieux. Produire durable-être inclusif-vivre circulaire… un stock de banalités. La raison d'être promeut une cause externe à l'entreprise, pas « étrangère », externe. Pour qui ne comprendrait cette erreur conceptuelle, prenons un exemple étranger au marketing.
Robert Desnos était un poète ; en rupture familiale, il réussit à pénétrer les milieux littéraires en 1922 et participe à l'aventure surréaliste, notamment en faisant de la critique un genre et un acte littéraires. Lorsque les périls se font jour, il s'engage et en 1936 va animer le comité des intellectuels antifascistes. En 1940 il est déclaré dégénéré par les nazis, résistant dans le groupe Agir, il mourra en déportation en 1945.
Sa raison d'être était-elle de combattre le nazisme ? Non. C'était d'être un immense poète ; sa raison d'être au monde était d'inventer une poésie mêlant enfance musique et fantastique. Ce furent donc les conditions matérielles et sociales de l'existence (la collaboration, le nazisme, la révolution nationale) qui ont déterminé sa conscience. Etre résistant fut sa raison d'agir.
Les entreprises sont comme Robert Desnos, face à quelque chose qui s'impose à elles : le risque d'endommager la planète et l'avenir. S'y attaquer n'est pas une raison d'être, c'est une raison d'agir. La pratique de la Raison d'Être aide à se situer dans la société, ce n'est pas rien, mais l'expérience montre qu'elle ne construit aucune souveraineté stratégique. Il faut vite se reprendre alors qu'arrive la directive CSRD présentée par la Commission européenne. La communication encore appelée « extra-financière » va devenir aussi importante que la communication financière, et comment cette raison d'être permettrait-elle de l'intégrer au tout qu'est la vision de l'entreprise quand tout le monde dit pareil puisque c'est d'un prêche dont il s'agit ?
Vu de l'étranger cette pratique magique est incompréhensible. On y sait que « business is there to make a better world » ; et on intègre ça dans un « purpose », un objectif, avec en son coeur des croyances qui lient tout cela autour des offres et des actifs. Retrouver sa souveraineté stratégique, c'est une reprise de contrôle pour ne pas subir les règles et les normes ; sinon l'entreprise se dessinera un futur au mieux incertain, au pire de « CSRD washing ».
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