PAR HÉRAULT BRUNO 14 mai 2021
DAHAN Paul , « Prévoir le monde de demain », CNRS Éditions, 2020.
« Regarder l’avenir, c’est déjà le changer », disait Gaston Berger. Mais alors, comment faut-il l’observer quand on ambitionne de le transformer ? Quels types de regards lui adresser ? Tournés vers quels domaines et privilégiant quels lieux ? Selon quelles démarches et avec quels degrés de réussite ? Voici les interrogations principales auxquelles essaie de répondre ce livre collectif, riche et dense, rédigé par une quinzaine d’universitaires, chercheurs et experts, tous réputés dans leur domaine. Les chapitres, contrastés mais bien complémentaires, abordent à la fois les questions de définition et de méthode, d’histoire ancienne et de gouvernance contemporaine, de réussite et d’échec des pratiques prévisionnistes. Les registres et secteurs étudiés sont eux aussi divers : simulations et modélisations économiques, prospective de défense, relations internationales et conflictualité, diplomatie, développement durable et environnement, apports des services de renseignement, etc. Deux textes intéressants décrivent les conditions nécessaires au bon fonctionnement des équipes de prévision au sein du monde administratif, en France comme à Bruxelles. Deux autres, également à retenir, s’interrogent sur « l’avenir de la prévision », entre intelligence artificielle, machine learning, société numérique et incertitudes sociales. Signalons enfin plusieurs contributions, centrées sur la « pertinence de la prévision », et sur les qualités et attitudes qu’elle réclame : patience et sobriété, culture générale et empathie, rigueur, neutralité axiologique, distance critique et autonomie de jugement. Autant dire que ces conditions ne sont pas toujours réunies et que les prévisionnistes rencontrent, au quotidien, de nombreuses limites ! Au-delà de ces analyses de sujets précis, le livre dégage quelques grandes leçons sur les heurs et malheurs de l’anticipation au service de l’action politique. Il rappelle la quête sans fin, à travers l’Histoire, des signes avant-coureurs du futur et du sens à leur donner. Il montre aussi la recherche croissante d’un avenir rationnel et calculable, dans des sociétés de plus en plus complexes où, malgré les démarches objectives et sérieuses, subsiste toujours une part d’incertitude et d’indécidable, principalement du fait de la non-linéarité des phénomènes et de la non-proportionnalité des causes et des effets. Prévoir demain est d’autant plus difficile que, selon les auteurs, le manque de rigueur préside à de nombreuses réflexions prospectives, que la place de l’anticipation stratégique est mal assurée dans les organisations, et que le désir de se libérer de l’imprévisibilité est dans l’ensemble trop restreint. Par ailleurs, beaucoup de projections pèchent par excès de « continuisme », en surestimant les changements à court terme et en transposant le présent dans le futur au lieu d’imaginer le neuf qui adviendra. D’autres pèchent par fatalisme et finalisme, en exagérant l’importance de conjectures qui finissent par devenir la grille de lecture unique des événements et de leur succession. D’autres enfin tombent dans l’idéalisme, tant il est difficile d’échapper aux préjugés du moment et de se défier des croyances, alors même qu’à tout instant surgissent des événements imprévus qui modifient les perspectives en vogue. Pour échapper à ces différents biais, l’ouvrage énumère, de chapitre en chapitre, diverses recommandations. Il rappelle aux experts qu’ils ne doivent pas s’aventurer en dehors de leur champ de compétence et se laisser tenter par les généralisations abusives. Il répète aussi cette leçon essentielle, point nouvelle mais souvent oubliée, relative à l’Histoire et au passé : pour pouvoir discerner l’à-venir, il faut bien connaître les événements anciens, leurs enchaînements et interactions, leurs manifestations et destinées. Pour autant, il ne faut pas tomber dans le conservatisme de bon aloi, déçu et désenchanté : la légende des siècles ne doit pas devenir un oreiller de paresse amenant à répéter, en tout et pour tout, qu’il n’y a décidément « rien de nouveau sous le soleil ». Prévoir le monde de demain nécessite d’associer l’art et la science, de combiner « esprit de finesse » et « esprit de géométrie » (Pascal). Et pour que la prévision débouche sur de l’action il faut, du côté du politique et des décideurs, que le seuil d’acceptabilité de l’imprévu et de l’inattendu soit le plus élevé possible. Les auteurs rappellent que cette dernière condition n’est pas souvent remplie car, comme le disait Michel Serres, « ceux qui gouvernent commandent un monde qui se transforme pour des raisons qu’ils ignorent [1] ». [1] Interviewé par Nicolas Truong in Le Monde, 10 août 2018.
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