Avant 2060, il y aura plus de défunts que de vivants sur Facebook. Carl Öhman, un universitaire suédois, examine tous les solutions possibles pour préserver les données des morts, un patrimoine inestimable pour leurs descendants et les historiens.
Dans la mythologie germanique ou nordique, un Doppelgänger désigne le double fantomatique d'une personne vivante, le plus souvent un jumeau maléfique… Maupassant en a donné une version psychiatrique dans son livre Le Horla, où le narrateur est poursuivi par une créature invisible, apparemment venue d'ailleurs… Et c'est bien à un double, mais numérique cette fois, que nous sommes confrontés avec toutes les traces que nous laissons en utilisant nos outils électroniques : nos recherches sur Google, nos posts sur Facebook ou Snap, nos playlists sur Deezer, nos courriels sur Yahoo !, les articles consultés sur Lesechos.fr… Mises bout à bout, ces informations permettent de reconstituer toute une vie, y compris ses détails les plus intimes.
La Silicon Valley affirme en « savoir plus sur nous que nous-mêmes ». Ces traces sont utilisées pour prédire nos comportements, à des fins commerciales ou sécuritaires. Désormais elles servent aussi à « ressusciter » les morts : des chatbots, nourris de tous les messages laissés par le défunt sur un réseau social ou dans des vidéos, permettent de dialoguer avec un être cher disparu. Un filon que des start-up américaines ou chinoises commencent à exploiter.
Carl Öhman, professeur assistant de sciences politiques à l'université d'Uppsala, en Suède, n'utilise jamais les termes de Doppelgänger ou de Horla dans le passionnant livre qu'il consacre à « La Vie après la Mort de nos Données ». Mais c'est bien la question, existentielle, qu'il pose dans ce court texte en anglais : notre double numérique - Carl Öhman parle même de « corps numérique » - va-t-il se transformer en cauchemar pour nous-mêmes, nos descendants ou les entreprises qui les ont accumulées ?
Communiquer avec le monde du dessous
L'enjeu concerne toute l'humanité car la façon dont nous gérons nos défunts constitue l'essence même de notre culture. Certains animaux veillent leurs morts mais l'être humain est le seul à les enterrer. Les nomades abandonnaient leurs sépultures derrières eux. La civilisation serait née au Proche-Orient entre 12 550 et 9 550 av. J.-C, avec les Natoufiens, les premiers de nos ancêtres à se sédentariser, à construire des cités et à regarder leurs morts, si on peut dire, dans les yeux, remplacés par des coquillages.
« Les Natoufiens gardaient leurs morts dans leurs maisons, soit enterrés dessous, soit dans les murs. Les têtes étaient séparées, embaumées et décorées, rappelle Carl Öhman. Un tournant dans l'histoire de l'humanité : deux mondes, un en dessous, l'autre au-dessus, pouvaient communiquer ; les morts restaient présents dans la vie des vivants, ce qui selon certains a constitué les bases mêmes de la civilisation. »
Aujourd'hui nous devons, comme, hier, les Natoufiens, réinventer notre relation avec des morts qui n'habitent plus nos maisons mais occupent de plus en plus notre espace numérique. Facebook est le réseau social préféré des seniors : le segment de population qui y progresse le plus vite est celui des plus de soixante-cinq ans. Résultat, sur cette plateforme les profils appartenant aux morts pourraient devenir plus nombreux que ceux des vivants dès le milieu des années 2060.
Or, aucune loi à travers le monde, pas même le très pointilleux RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) européen, ne précise ce qu'il doit advenir des traces numériques d'un utilisateur défunt. C'est donc la loi du profit qui domine.
Tombes en ligne
Meta ou X ne conserveront ces informations que si elles leur rapportent de l'argent, en attirant du trafic sur des tombes en ligne, en permettant d'entraîner des algorithmes de prédiction de comportement, en étant revendues… À moins que des esprits mal intentionnés ne s'en emparent pour faire chanter les héritiers, en menaçant de révéler les petits secrets de leurs parents. Ou ne décident, dans un scénario Orwellien, de les modifier pour réécrire l'histoire et donc contrôler le présent.
Notre double numérique constituera en effet une inépuisable source d'information pour les historiens de demain. Carl Öhman appelle donc citoyens et gouvernements à se mobiliser pour protéger cet héritage dont doit pouvoir bénéficier toute l'humanité, et pas seulement les GAFAM. Une solution pourrait être, selon lui, la mise en place d'un label « Patrimoine Mondial Numérique », un peu sur le modèle du catalogue « Patrimoine Mondial » concocté par l'Unesco. L'auteur prévient cependant que la valeur inestimable du « corps numérique » des défunts aura beaucoup de mal à être reconnue dans les sociétés occidentales, tant celles-ci ont pris l'habitude de cacher la mort.
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