Muriel Jasor
rencontre Pour l'avocate Emmanuelle Barbara, spécialiste du droit social, un nouveau rapport au travail engendre une forme de consumérisation inédite qui bouscule l'entreprise.
Ne comptez pas sur Emmanuelle Barbara pour aligner toute une suite d'articles de loi et de références jurisprudentielles. A l'heure où nous rencontrons cette spécialiste en droit social, avocate associée au sein du cabinet August Debouzy, il lui importe surtout d'embrasser l'image la plus large possible du monde du travail.
Le milieu professionnel s'est métamorphosé, depuis la survenue de la pandémie de Covid, et de toute évidence, une réflexion au plus haut niveau et à grande échelle manque.
« De surcroît, en France, en pleine bataille sur la réforme des retraites, il apparaît difficile de réfléchir à la va-vite à ce que travailler veut dire quand la plupart se sentent pris en tenaille entre 'les exaltés du travail' et ceux qui n'y voient que contraintes et souffrances », estime Emmanuelle Barbara.
L'individualisation touche au collectif
Télétravailqui crée une différence entre ceux qui peuvent y recourir et les autres, rotation plus forte du CDI souhaitée par les plus jeunes, mutation du lieu de travail traditionnel, appétence pourle freelancing, souci permanent de bien-être mais aussi proportion plus importante de démissions, d'activité professionnelle minimale, d'abandons de poste, voire de salariés fantômes… Sans compter la menace de ChatGPT, qui achève d'en décourager plus d'un.
« Il nous faut prendre acte d'une plus large diversité professionnelle. Certes, le CDI à l'ancienne demeure le gros du bataillon, car c'est encore sur cette base que les gens obtiennent un logement et un crédit… Mais les canons du XXe siècle et leur récit autour du travail ne sont aujourd'hui plus les nôtres », alerte l'avocate.
L'individualisation touche non seulement la relation au travail mais aussi le collectif même de l'entreprise, qui voit des tribus de travailleurs rassemblés autour d'un intérêt commun chercher à se substituer à lui. « Cette forme d'individualisation tend à prendre le pas sur les normes ou catégories prévues par le droit social. Comment une telle multiplication de cas de figure pourrait-elle se retrouver encapsulée en une phrase ou par un récit uniforme par les politiques ? », s'interroge Emmanuelle Barbara.
Surtout comment diable susciter plus d'engagement ? Des coups de canif aux promesses professionnelles ont sans nul doute en partie nourri une forme de désaffection pour le travail. « Les injonctions paradoxales, voire contradictoires, ont, elles aussi, leur part de responsabilité, surtout quand elles sont assorties d'un 'je ne veux pas en entendre parler' », relève Emmanuelle Barbara.
Quête de fluidité
La loi Pacte fait évoluer l'entreprise vers un rôle social et sociétal, y compris sur le volet du partage de la valeur avec les salariés. « Elle rappelle ainsi aux équipes le message qui leur est adressé via la politique de rémunération globale. L'intéressement, par exemple, est un moyen pour l'employeur de témoigner sa reconnaissance vis-à-vis de l'effort fourni par les salariés », explique Emmanuelle Barbara. « Pour rendre le travail désirable, une solution consisterait à rompre avec l'état d'invisibilité des droits de chacun et à doter les individus de moyens leur permettant de s'informer, en temps réel, sur leur patrimoine social, suggère-t-elle. En s'inscrivant ainsi dans le long terme, l'entreprise propose davantage qu'un contrat de travail et soigne son image employeur. »
Problème : les différents outils d'épargne salariale sont jugés complexes par les salariés. « Le compte personnel d'activité de la loi El Khomri - qui ouvrait une voie intéressante en y ayant inclus au départ trois comptes individuels (personnel de formation, professionnel de prévention et d'engagement citoyen) - devrait être étoffé du compte épargne temps, de tous les comptes individuels d'épargne salariale pour davantage d'arbitrages entre eux, et surtout être entièrement portable tout au long de la vie professionnelle désormais fractionnée. », avance Emmanuelle Barbara.
En invoquant une quête de sens et des valeurs, chacun semble à la recherche de quelque chose de transcendant. « Les gens sont bourrés de projets professionnels mais le système les freine ou les décourage . L'urgence est de donner corps à leurs rêves, eux qui ont besoin d'un travail susceptible à la fois de les nourrir et de leur permettre de faire autre chose… », suggère l'avocate pour qui c'est moins la flexibilité que la fluidité qui est aujourd'hui recherchée dans le travail.
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Thibault Lanxade
La réforme des retraites a concentré les débats autour de l'allongement du temps de travail, mais c'est notre rapport au travail qui mérite d'être repensé.
Nul n'a pu passer à côté. L'idée serait acquise : les Français ne voudraient pas travailler plus longtemps… On ne cesse de nous rapporter les prétendus échos de la rue : « Moi je veux travailler plus longtemps, mais dans mon potager », « Je ne veux pas mourir au travail », « Boulot, métro, tombeau ». La réforme des retraites a concentré les débats autour de l'allongement du temps de travail et suscité des réinterprétations souvent hâtives, qui devraient plutôt nous inciter à réinterroger plus globalement notre rapport au travail.
Nous le voyons depuis quelque temps déjà, les plus jeunes ont d'autres aspirations. Le marché de l'emploi a dû s'adapter à leurs besoins, à leurs envies. Proposer des missions qui ont du sens, avoir conscience que leur temps de rétention dans les entreprises peut être éphémère, leur permettre de trouver ce fameux équilibre travail-vie personnelle. La crise du Covid a quant à elle complètement modifié le rapport au lieu de travail. Le bureau devient progressivement, lorsque cela est possible, un lieu de vie éphémère mais n'est plus intimement lié avec son emploi. Et cet équilibre travail-vie personnelle n'est plus l'apanage des jeunes, mais concerne bien toutes les tranches d'âge, jusqu'aux seniors dont une très large majorité est très opposée à l'allongement du temps de travail…
Flexisécurité
Le gouvernement l'a annoncé, passé la réforme de retraites, le prochain chantier sera celui du « plein-emploi ». Ne passons pas à côté. L'allongement du temps de travail pose indiscutablement la question de l'employabilité des seniors. Les plus jeunes sont, quant à eux, plus attachés à l'intérêt du projet proposé qu'à la durée de leur contrat. Mais que propose-t-on aujourd'hui ? Pour les uns, l'index senior… certes, une bonne manière d'objectiver, mais est-ce pour autant plus protecteur. Pour les autres, ils trouvent des solutions à façon. Notre sacro-saint CDI ne semble définitivement plus adapté, ni aux uns ni aux autres ! Il est grand temps de repenser nos contrats de travail au profit d'un contrat unique qui permettrait de protéger de mieux en mieux tout au long de la vie. Cette fameuse flexisécurité permettrait de répondre non seulement aux besoins des plus jeunes, mais aussi de mieux sécuriser nos seniors, tout en réduisant les inégalités de cotisations existantes entre la multitude de contrats proposés et en simplifiant les tâches administratives pour les employeurs.
Cette flexisécurité doit aussi s'accompagner d'une réflexion sur l'organisation du travail. Les RTT devaient-ils permettre uniquement de réduire le temps travaillé ou aussi offrir plus de flexibilité dans son organisation ? Aujourd'hui le télétravail rebat les cartes, les salariés ont trouvé des organisations flexibles et les entreprises ont des compteurs de congés qui explosent… Il ne s'agit pas de rouvrir le débat sur les 35 heures, mais de revoir certaines modalités pour maintenir la productivité des entreprises tout en assurant bien-être au travail. Cela est loin de concerner tous les travailleurs et les inégalités se creusent. Après les RTT, où plus de la moitié de la population en est exclue, le télétravail les rend désormais visibles. Ce n'est pas tenable. Si les initiatives telles quela semaine de 4 jours fleurissent, cela ne pourra rester longtemps au stade d'initiative. Il faut trouver des équilibres et vite.
Enfin, les salariés doivent être remis au coeur des entreprises. C'est bien le sens du dividende salarié que j'ai théorisé et porté, dont les principaux éléments ont été repris dans l'ANI récemment signé par une grande partie des partenaires sociaux. Mais il faudra aller plus loin, par le déploiement d'autres dispositifs tels que l'actionnariat salarié mais aussi en repensant la gouvernance de nos entreprises.
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