Gilles Babinet La défense de la souveraineté numérique européenne déclenche des réflexes protectionnistes contre-productifs qui occultent la diversité des enjeux.
Dans les conférences traitant d'intelligence artificielle, dans les dîners en ville comme dans les comex, le thème du retard européen prend souvent des tournures passionnées.
Certains n'hésitent pas à se draper dans la défense de la souveraineté pour énoncer un assortiment de mesures plus interventionnistes les unes que les autres : investissement public dans une filière de construction de puces haute performance en France, interdiction des services numériques non français dans l'administration, ou même blocage pur et simple de certaines plateformes américaines.
Si certaines de ces idées sont pertinentes, nombre d'entre elles sont naïves et ne tiennent pas compte d'enjeux comprenant parfois de nombreuses facettes.
Démanteler, UNE mauvaise idée ?
Non : démanteler les Gafa n'est pas forcément une bonne idée. L'expérience montre que cela ne les empêchera en rien de constituer des ententes pour rétablir leurs monopoles. Et puis, ces entreprises sont de plus en plus considérées comme des « tours de contrôles » (gatekeepers), par lesquelles les acteurs malveillants sont obligés de passer s'ils veulent diffuser en masse leurs contenus haineux ou qui désinforment.
Elles sont donc de plus en plus perçues comme de véritables data-éboueurs fournissant un quasi-service public. La contrepartie de ce non-démantèlement (car il est indiscutable qu'elles sont dans une situation de rente) doit être un contrôle attentif du niveau de leurs marges. Si celles-ci sont trop élevées, cela signifie qu'un phénomène de rente s'exprime, nécessitant une intervention du régulateur.
De même, on entend souvent que nous aurions dû empêcher Google, Meta et bientôt d'autres, d'installer leurs centres de recherche en IA en France, du fait qu'ils aspirent les meilleurs chercheurs et créent de l'inflation sur les salaires. C'est indiscutable. Mais si ces centres n'avaient pas ouvert, il est plus que probable que ces chercheurs seraient tout de même allés travailler pour ces entreprises à Londres, Dublin ou Zurich. En restant en France, ils restent en contact avec notre écosystème IA et, même, y diffusent les pratiques propres aux entreprises les plus avancées au monde.
L'impact des start-up
Un autre sujet de polémique concerne la « start-up nation » : une caste décriée comme privilégiée et qui ne créerait que très peu d'emplois. C'est contestable : selon l'Insee, le numérique et les start-up sont le premier secteur créateur d'emplois au cours des deux années passées. Les critiques se méprennent sur le fait qu'il s'agit désormais des acteurs majeurs de l'alimentation, des chaînes logistiques, de l'industrie, du logement de demain, etc. Selon BPI France, 35 % des start-up créées en 2022 peuvent être qualifiées d'entreprises à impact.
A ces poncifs trop souvent entendus, on pourrait cependant faire trois observations d'importance, qui elles ne sont pas traitées.
D'abord, le rapport entre neutralisation du risque et opportunité lié à l'innovation reste désespérément déséquilibré en France. Il faut parfois plus d'une année à un chercheur pour accéder à des données de santé. Pour autant, les failles en matière de publication de données de santé restent exceptionnelles. Cela n'empêche pas une bureaucratie mortifiante de bloquer les meilleures initiatives. Et il faut avoir le courage de se l'avouer : cette bureaucratie n'est que le reflet de l'état d'esprit d'une nation qui reste l'une des plus inquiètes au monde. Cela peut changer.
Risque géopolitique
Ensuite, notre civilisation repose chaque jour plus sur des données traitées par des grandes plateformes numériques, le plus souvent américaines. Si renoncer à utiliser ces plateformes revient aujourd'hui à accepter d'utiliser des technologies dépassées, il faut être conscient du risque géopolitique que cela peut désormais comporter. L'hypothèse d'un Trump revenant au pouvoir et faisant chanter l'Europe en utilisant ce levier ne peut plus être balayée.
Enfin, si les Etats-Unis investissent dans leur économie trois fois plus par personne que l'Europe, c'est largement dû au financement de ses retraites par capitalisation. Ce sujet ne peut pas rester un tabou au risque de voir l'Europe sortir de l'histoire
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