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  • Photo du rédacteurThierry Bardy

La France périphérique, un mythe à oublier



Daniel Fortin


Depuis plusieurs années, l'idée d'une France coupée en deux s'est imposée dans le débat public. Rien de plus factice, pourtant, que cette opposition systématique entre grandes métropoles et territoires oubliés.

C'est l'histoire d'un mythe qui a la vie dure. En septembre 2014, le géographe français Christophe Guilluy publie un livre qui va faire sensation, au point de devenir un sujet central de la France contemporaine. « La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires » décrit un pays où les Français de souche, de condition modeste, ont été progressivement poussés par la dureté des temps à s'installer dans les zones rurales ou périurbaines (les deux étrangement réunies pour l'occasion), quasi oubliés, en marge des métropoles où s'épanouit la classe conquérante des bobos. Voici, tracé à gros traits, le modèle que propose alors l'auteur.

Le plus surprenant est que cette simple hypothèse, celle d'une France uniformément coupée en deux, va rapidement dominer les débats et servir d'explication passe-partout pour expliquer les maux de la société française. Les inégalités, le vote RN et les « gilets jaunes » ? Une seule et même origine : la fracture territoriale. Pour une gauche française en panne d'idées et qui a cessé depuis longtemps de travailler, c'est une aubaine. Voici en effet une grille d'analyse livrée clés en main et qui, peu ou prou, va traverser toutes ces années sans vraiment être discutée. Plus grave, ce pseudo-modèle acquiert même le statut de sujet politique de premier ordre, présent à chaque élection majeure.

Le seul problème - et il n'est pas mince - est qu'au fil des études publiées depuis, cette systématisation du prétendu fossé entre des périphéries à la dérive et des zones urbaines prospères apparaît clairement comme une contrevérité qui ne reflète en rien la réalité de nos territoires. Dans un livre remarquable publié récemment au Seuil (*), Laurent Davezies, professeur au CNAM, où il dirige la chaire « Economie et développement des territoires », en fait la démonstration implacable. Sa thèse ? Résumer la France à un « soi-disant monde périurbain et rural homogène en lutte contre les grands centres urbains est une fiction ».

Trois arguments puissants et chiffrés viennent en effet contredire cette légende médiatique. Le premier est un rappel tout simple. Les plus grandes fractures sociales ne sont nullement le fait d'une France binaire, mais se déploient majoritairement au sein des zones urbaines. Celles-ci concentrent en effet deux tiers des ménages vivant sous le seuil de pauvreté. Dans une tribune publiée en novembre 2018 dans le magazine « Alternatives économiques », les géographes et urbanistes Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou font même valoir qu'en moyenne les périurbains tirent mieux leur épingle du jeu que les habitants des centres-villes. Les premiers affichent à l'époque un revenu médian annuel de 20.975 euros quand les seconds se contentent d'une moyenne de 19.887 euros. Les raisons ? D'abord une bien plus grande diversité culturelle et sociale que ne le prétend Christophe Guilluy dans sa vision des territoires situés hors des grandes villes. Ensuite, un coût de la vie bien moins élevé, en particulier les prix du foncier. Enfin, un système redistributif qui fonctionne. Les retraites et les prestations sociales ont largement compensé les conséquences des inégalités de développement des territoires.

C'est là le deuxième argument qui vient réduire à néant le mythe construit autour de la France périphérique : contrairement à la fiction de l'« abandon » par l'Etat de ces territoires, soutenue par les partisans des thèses de Christophe Guilluy, c'est tout le contraire qui s'est produit. Dans son livre, Laurent Davezies a eu l'idée de se pencher sur les 9.800 communes où Marine Le Pen a obtenu plus de 50 % des voix au second tour de l'élection présidentielle, le 7 mai 2017. Même au sein de ces entités parmi les plus durement frappées par le décrochage territorial, l'Etat reste très présent. Entre 2006 et 2016, les emplois publics (+12 %) y ont progressé plus vite que dans le reste de la France. Et dans les 1.640 bassins de vie considérés comme les plus en difficulté, la dotation globale de fonctionnement par habitant est en 2019 de 36 % supérieure à la moyenne nationale, note Laurent Davezies. Selon lui, si abandon il y a à l'égard de ces territoires, il ne vient pas de l'Etat, mais des entreprises.

Car il ne fait aucun doute que l'essentiel de la croissance et des créations d'activités de ces dernières années se sont déroulés en priorité autour des grandes villes. La métropolisation à marche forcée de la France est un fait indéniable, mais - et c'est le troisième argument qui réfute le simplisme de la pensée autour de la France périphérique - ce mouvement de concentration urbain, loin de laisser au bord de la route les zones périurbaines ou rurales, leur a au contraire largement été favorable. Les transferts de ressources de Lyon vers sa périphérie sont ainsi estimés à 8 milliards d'euros. Ceux de Toulouse à 6 milliards d'euros. Toutes les études montrent que l'enrichissement de la métropole profite largement aux territoires qui l'entourent.

Est-ce à dire que Christophe Guilluy a tout faux ? Non. La paupérisation de certains territoires ruraux ou périurbains est indéniable, notamment en raison de la désindustrialisation. Sa principale erreur est de la systématiser en créant une opposition factice entre « riches » des villes et « pauvres » des champs et des banlieues. Nombre de petites villes ou de zones rurales se portent en effet très bien, voire de mieux en mieux sous l'effet du nouvel exode urbain et les situations peuvent être radicalement différentes d'une vallée à l'autre. La « géographie de l'angoisse », pour reprendre le terme de Laurent Davezies, réclame une analyse beaucoup plus fine que celle qui fait florès depuis près de dix ans.

* « L'Etat a toujours soutenu ses territoires », Laurent Davezies, Seuil, mars 2021.

Les points à retenir

La systématisation du prétendu fossé entre périphéries à la dérive et zones urbaines prospères apparaît comme une contrevérité.

Les plus grandes fractures sociales se déploient surtout au sein des zones urbaines, qui concentrent deux tiers des ménages vivant sous le seuil de pauvreté.

Contrairement à la fiction de l'« abandon » par l'Etat de la France périphérique, c'est tout le contraire qui s'est produit.

Toutes les études montrent que l'enrichissement de la métropole profite largement aux territoires qui l'entourent.

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