top of page
  • Photo du rédacteurThierry Bardy

Biais et bruit en économie



Julien Damon


Des jugements diamétralement opposés sur une situation identique sont monnaie courante. Ces défaillances dans le raisonnement humain composent ce que les auteurs baptisent le « bruit ».

En matière d'erreurs humaines, les biais individuels se repèrent assez aisément. Le « bruit » collectif, lui, ne se réduit pas simplement. Pourquoi le même expert peut-il prendre des décisions très différentes à des moments différents de la journée ? Pourquoi, avec les mêmes informations, des personnes qualifiées aboutissent-elles à des conclusions divergentes ? Qu'impliquent ces variations ?

Trois auteurs se sont penchés sur ces questions. Spécialistes d'économie comportementale, un psychologue prix Nobel d'économie, un professeur à HEC ancien de McKinsey et un juriste passé par l'administration Obama, ils se penchent, de concert, sur le « bruit ».

Mais de quoi s'agit-il ? Daniel Kahneman, Olivier Sibony, Cass Sunstein illustrent avant d'analyser. Le bruit touche de très nombreux domaines, de la garde des enfants à la demande d'asile, en passant par le recrutement. Les avis que l'on prend, chez le médecin ou chez le juriste, apparaissent parfois contradictoires. De fait, les jugements professionnels varient. Rien de grave chez les cartomanciens. Le problème s'avère plus préoccupant lorsque cette variabilité marque des professions faites de science et de rigueur.

Ces défaillances dans le jugement humain, même dans les domaines de savoirs les plus élaborés, composent ce que les auteurs baptisent le « bruit ». Le mot ne se comprend pas au sens de son, mais dans une acception statistique de dispersion aléatoire. Puisque l'un des trois auteurs, Cass Sunstein, a contribué au succès, même en français, du terme « nudge » (ces incitations à changer de comportement sans contrainte), on peut imaginer que le mot « bruit » (qui sera probablement traduit) va être de plus en plus souvent employé en économie.

Précisément, les biais, qui correspondent à des déviations statistiques systématiques, se distinguent du bruit, qui procède d'une diffusion aléatoire. Un biais se détecte dans un jugement individuel. Le bruit ne se repère qu'à travers plusieurs jugements. Le bruit naît d'une somme de décisions différentes, par le même expert, au titre du même cas. Le bruit ne s'identifie donc qu'à travers des statistiques. Omniprésent, il cause des pertes de temps, d'argent et de talent.

La météo, l'humeur, la fatigue

Les trois analystes s'intéressent surtout aux « systèmes bruyants » qui affectent les évaluations et les décisions. Notamment des diagnostics, même pour des maladies graves, qui diffèrent significativement. Si l'accord est tout de même la règle, dans un nombre très important de cas, la divergence prévaut. En matière de justice pénale, il en va de même. Avec des conséquences toujours inquiétantes. Alors qu'ils ne devraient parler que « d'une seule voix », juges, médecins ou assureurs, interprètent des partitions différentes.

En fait, nos systèmes de pensée seraient bruyants plus que biaisés. Ils font fluctuer nos conclusions et nos décisions, en fonction des moments, de la météo, de l'humeur, de la fatigue. Nos jugements sont façonnés, pour partie, par notre environnement. Une étude signale que, pour entrer à l'université, les rapports établis les jours nuageux valorisent les candidats aux bonnes performances académiques, quand ceux établis les jours ensoleillés sont plus favorables aux performances non académiques.

Comment remédier à ces divergences ? Selon les auteurs, les décideurs isolés sont moins exposés au bruit que les groupes. Ceux-ci peuvent amplifier plutôt qu'atténuer les erreurs. Aussi, pour réduire ce bruit, il importe de disposer de directives et de consignes. Kahneman, Sibony et Sunstein suggèrent de réaliser des « audits de bruit ». Ceux-ci ne sont pas un simple gadget managérial, mais une méthode pour optimiser les coûts, par exemple chez des assureurs ayant à évaluer des réclamations.

Hygiène de la décision

L'ouvrage contient plusieurs chapitres au sujet de la réduction du bruit, pour améliorer les prévisions et les décisions de groupe. Il convient d'abord de se méfier de l'intuition. Il faut recourir à des personnes ouvertes d'esprit, aptes à remettre leurs croyances en question. Il faut s'entourer de personnalités à réflexion lente et prudente, qui ne courent pas après les solutions rapides (un thème essentiel du best-seller de Kahneman « Thinking, Fast and Slow » publié il y a dix ans).

Il n'y a pas de recettes magiques, car défauts et failles font l'humanité. Cependant, le respect de règles simples, constituant une « hygiène de la décision », permet d'amortir le bruit. Aussi proposent-ils également de recueillir des avis indépendants puis d'organiser des réunions pour démêler les débats. Ils recommandent des entretiens structurés, en particulier pour les recrutements, afin de limiter l'accent mis par les recruteurs sur leurs questions préférées. Ces principes peuvent valablement aider des collectifs déterminés à produire ensemble des décisions de qualité.

Cet ouvrage, un peu long, rappelle à son lecteur que « votre esprit est un instrument de mesure ». Consacré à l'erreur, dont on sait qu'elle est humaine, il souligne que le bruit, lui aussi, est humain. Faudrait-il donc, pour mieux décider, s'abandonner à l'intelligence artificielle ? Certainement pas. Aucun programme n'est prêt pour produire des jugements pleinement humains.


8 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

L'économie française doit se préparer à +4 °C

Benoît Leguet Après un été qui a encore connu des records climatiques, la question se pose de la résilience des activités économiques et des investissements dans un climat qui change. Après un mois

bottom of page