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Un monde sans travail ?
Sur deux décennies, contenu et environnement du travail devraient continuer à évoluer au regard de la révolution numérique. Peut-être plus polarisé, le monde du travail sera surtout davantage hybride.
Le travail dans vingt ans », tel était le titre d'un rapport à retentissement, publié en 1995 par le commissariat général au Plan. Sous la plume du journaliste Jean Boissonnat, qui dirigeait l'opération, on lisait que « le travail restera, dans les vingt prochaines années, une voie essentielle d'intégration sociale ; le droit d'accéder au travail continuera d'être reconnu à chacun ; l'efficacité économique ne pourra pas se désintéresser de la cohésion sociale ; la durée du travail poursuivra son mouvement séculaire de réductions plutôt sous forme de temps variables et choisis ». Plus de vingt-cinq ans après, ces prévisions pourraient être publiées telles quelles aujourd'hui.
Si les expressions « numérique » ou « économie collaborative » ne sont pas employées dans ce rapport Boissonnat, ce qu'elles désignent aujourd'hui s'y trouve déjà. On y lit les métamorphoses du travail, en particulier en ce qui concerne la partie centrale du salariat. Mieux encore, le texte évoque la mobilisation des ressources relationnelles. Si on n'y parle pas encore de « soft skills », l'esprit est là.
Rétro-prospective du travail
En 2011, le centre d'analyse stratégique, successeur du commissariat au Plan, publiait un copieux rapport baptisé cette fois : « Le travail et l'emploi dans vingt ans ». Dans ce document, fait notamment de scénarios contrastés pour 2030, les auteurs soulignaient les recompositions du salariat, l'extension du travail en réseau, la progression des mobilités professionnelles, l'affirmation grandissante des problématiques de qualité de vie au travail. Le rythme quotidien urbain « métro-boulot-dodo » n'aurait plus de véritable consistance, tandis que sur le temps d'une vie, les périodes de formation, d'emploi et d'inactivité seraient appelées à se juxtaposer plutôt qu'à se succéder. Ces pages mettaient aussi en avant la perspective d'une entreprise « hors les murs », un concept qui résonne maintenant avec la forte extension du télétravail consécutive à la crise du Covid-19.
Quelles seront les nouveautés dans vingt ans ? Dans le scénario central de l'Insee, le nombre d'actifs atteindrait 31,2 millions en 2040. Par rapport à 2021, c'est environ 1,5 million d'actifs en plus. Ils seront toujours davantage qualifiés. En 2000, les diplômés du supérieur représentaient un quart de la population active. Ils en représenteraient la moitié à l'horizon 2041. Des exercices de prospective des emplois, des métiers et des compétences, il ressort que les créations nettes d'emploi se situeront notamment dans le secteur médico-social. La tendance s'avère favorable aux emplois qualifiés, aux métiers du soin et d'aide aux personnes fragiles. Les compétences relationnelles et communicationnelles bénéficient d'un certain plébiscite pour les prochaines embauches qui structureront les organisations de demain. Plus globalement, les deux grandes transitions, écologique et numérique, constituent la toile de fond des transformations pour les deux décennies qui viennent. Verdissement de l'économie et, surtout, accélération technologique donnent largement le ton des changements dans les aspirations et dans les activités.
Disparition, dualisation, substitution
Concernant la révolution numérique, les expertises ont d'abord été plutôt pessimistes. Au cours des années 2010, on ne compte plus les rapports qui prédisaient le remplacement des cols bleus comme des cols blancs par les robots et l'intelligence artificielle. Des chiffres inquiétants défrayaient la chronique. Des dizaines de pour-cent des emplois seraient balayées en 2030 ou, à plus forte raison, en 2041. La plupart des métiers de 2041 n'existeraient pas en 2021. Ces projections suscitent plus de craintes qu'elles ne mobilisent de données totalement fiables. S'y greffent des visions pessimistes relatives à la croissance concomitante du précariat et des « bullshit jobs ». Ces appréhensions, appuyées sur des phénomènes réels, sont probablement survendues quand il s'agit du futur. Ce qui est certain, en revanche, c'est que les dynamiques en cours depuis des années continueront d'affecter le monde du travail. Le sujet récurrent, depuis Aristote, de la disparition du travail et du grand remplacement des hommes par des machines, inquiétera encore, sans pour autant se repérer à grande échelle dans les statistiques. Le système socio-fiscal, avec ou non des solutions de type revenu universel, continuera à compenser l'absence ou la faiblesse des rémunérations.
Autre perspective : celle de la substitution, souhaitée ou redoutée, des indépendants aux salariés. En la matière, le salariat ne s'effrite que relativement. L'emploi non salarié a connu son plus bas (9 %) au milieu des années 2000 pour reprendre ensuite de l'ampleur avec la création du statut d'autoentrepreneur, venant en complément ou en palliatif au salariat. C'est dans le secteur tertiaire que l'infléchissement vers l'indépendance est le plus net : 15 % de non-salariés en 2000, 20 % en 2020. En réalité, c'est plutôt une sorte de partition assez fixe, avec 90 % d'emplois salariés et 10 % d'emplois non salariés, qui caractérise le monde du travail. Par ailleurs, à la fin de la vie active, 1 % seulement des retraités n'ont connu qu'une carrière totalement indépendante. Le changement à l'oeuvre, et qui devrait prospérer à l'avenir, procède davantage d'une multi-activité, rendue possible par la puissance numérique, que d'un enterrement du salariat.
Polarisation accrue
Quant à la crainte d'une polarisation accrue des métiers et des rémunérations, elle est déjà en partie à l'oeuvre. Des courbes dessinent, sous l'effet des technologies, une réduction du poids des catégories socioprofessionnelles intermédiaires et une hausse conjointe des catégories très rémunérées ou peu rémunérées. Que dire pour 2041 ? Un premier scénario envisage une exacerbation de ces inégalités. Un tout autre scénario s'affine, avec la reconnaissance des métiers dits « de première ligne », clés ou essentiels, mis en avant par la crise sanitaire. L'avenir dira si la dynamique de polarisation aura été irréversible ou si, au contraire, elle aura été compensée par l'Etat providence.
Parmi les facteurs qui polarisent les métiers et creusent les inégalités, le télétravail est en bonne place. Car tous les métiers ne sont pas télétravaillables. Cependant, sur la plupart des postes, une partie des activités le sont. En outre, si certains actifs n'exercent pas aujourd'hui des tâches pouvant être télétravaillées, cela a parfois été le cas pour eux hier, et le sera souvent demain. En un mot, les évolutions du télétravail concernent actuellement tous les collectifs de travail et potentiellement tous les actifs.
Ce développement du télétravail signe l'éclatement de la « summa divisio » du droit du travail. Celui-ci différencie, d'un côté, les temps et lieux de travail et, de l'autre, les temps et lieux qui ne sont pas ceux du travail. Une distinction que le télétravail, en faisant pénétrer l'activité professionnelle à domicile, transforme radicalement. Avec de nouvelles formes de subordination et de contrôle permanent. Des routiers aux livreurs de pizza, en passant par les centres d'appels, tout est sous algorithme afin d'évaluer à l'instant près la productivité. Comme le note le professeur de droit Jean-Emmanuel Ray, « ce dont Taylor et Ford ont rêvé, les Gafa et consorts sont en train de le réaliser ». Tandis que les cadres, eux, ne savent plus quand ils travaillent réellement : au bureau, en déplacement ou chez eux. Jean-Emmanuel Ray aime dire qu'il enseigne une matière morte, le droit du travail. Quand le droit ne sait plus quand et où l'on travaille, il ne sait plus garantir et protéger.
Féminisation et vieillissement
Le droit du travail, en 2041, correspondra ainsi à des réalités et des aspirations qui ne sont plus celles qui présidaient, au cours du XXe siècle, à son développement. Entrepreneurs, managers ou collaborateurs, tous ont à gagner d'un droit et d'un dialogue social modernisés, adaptés aux deux mutations des temps et des lieux de travail. En 2041, le travail sera assurément plus hybride, réalisé dans des bureaux plus flexibles, de chez soi ou à partir de tiers-lieux, selon des modalités plus souples, en particulier en termes d'emploi du temps. Des ruptures douloureuses sont aussi possibles :la plupart de ce qui est télétravaillable est délocalisable. Les impacts sur le marché du travail français pourraient ainsi être significatifs.
Au-delà de cet aspect central, d'autres tendances affecteront, sur les prochaines deux décennies, l'univers professionnel. Les taux d'emploi féminin et masculin resteront équivalents, mais le management sera davantage féminisé en raison de la progression de l'accès des femmes aux responsabilités. Le vieillissement de la population aura aussi son impact sur la force de travail. Les plus de 50 ans dans l'emploi comptaient pour 17 % du total en 1990. Ils comptent déjà pour le tiers aujourd'hui.
Sur le plan démographique, au regard d'un âge moyen d'entrée dans la vie active actuellement à 21 ans, quasiment tous les actifs de 2041 sont déjà nés. Et, au regard d'une durée moyenne de retraite de vingt-cinq ans, la très grande majorité des retraités de 2041 auront connu les évolutions à venir du monde du travail. En termes de population concernée, les mutations du travail dans vingt ans ce n'est pas demain, c'est maintenant.
Pour finir, donnons la parole à un prospectiviste singulier. Dans son petit essai intitulé « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », Keynes, à la fin des années 1920, se projette un siècle plus tard. Il entrevoit une humanité libérée des contraintes de la subsistance, pouvant dès lors se consacrer à autre chose qu'au travail. Certains commentateurs s'étranglent à lire qu'il ne devrait plus être utile que de travailler 15 heures par semaine, d'ici quelques années. Une chose est sûre : en 2041, le travail restera très important dans nos vies, sous des formes hybrides. Mais il y occupera un peu moins de place qu'aujourd'hui.
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