Olivier Babeau
L' évidence et l'omniprésence d'un mot ou d'une formule devraient nous alerter. Ce qui est trop connu est souvent mal connu. Les propositions qu'on n'explicite jamais, traitées comme des axiomes, peuvent cacher des impasses qu'on n'ose pas s'avouer. Elles peuvent devenir des mantras commodes servant à clore une réflexion en prétendant l'ouvrir. L'appel permanent au « sens » en entreprise est de celles-là.
Il n'y a guère de discours sur l'entreprise qui échappe à l'invocation finale d'une nouvelle et salutaire « quête de sens ». La pertinence de cet appel peut faire l'objet de trois critiques principales.
Tout d'abord, il traduit une incompréhension du sens réel et bien présent de l'entreprise. Si l'on désigne par « sens » l'existence d'une « raison de faire les choses », peut-on imaginer qu'elle manque vraiment ? La raison d'être d'une entreprise, c'est d'être utile à la société en créant plus de valeur qu'elle n'en consomme, dans le respect de son environnement. Le marché en est le juge de paix. Si les produits ne se vendent pas, la sanction est immédiate.
Ce qu'on devrait mieux expliquer, aux jeunes en particulier, c'est la grandeur des petites choses. Il semble bien que la référence au « sens » désigne une aspiration à un objectif considéré comme plus satisfaisant que les mornes contingences d'un produit. Chacun prétend sauver le monde, réparer la société, unir les hommes, rendre heureux, etc. C'est beau comme l'antique, mais creux. Nombre de dirigeants s'ennuient dans leur habit de commerçant (qui n'a pourtant rien d'infamant). Ils s'adonnent à des rêveries romantiques, encouragés par des spin doctors complaisants et (car ?) stipendiés. Ce n'est pas un service à leur rendre. Le vrai sens, c'est celui de la modeste mission d'une entreprise : produire du mieux possible quelque chose qui soit utile aux gens. Qu'importe si c'est une savonnette, un gâteau, une police d'assurance, une voiture sûre ou un service de qualité. C'est l'addition de ces petits efforts qui a permis le formidable progrès du confort objectif dont nous jouissons tous. Une entreprise n'est pas un super-héros. Elle ne sauve pas le monde, mais le rend meilleur parce qu'elle apporte quelques pierres à l'édifice de l'expérience humaine.
Deuxième critique : dans un monde sécularisé, la référence au sens n'est au fond qu'une tentative d'importer dans l'entreprise la transcendance qui manque tant à notre vie. Autrefois, ne cherchait-on aucun sens dans son travail ? Sûrement pas. Le fait de travailler était en soi une façon d'appartenir à la société, d'y tenir son rang. Au pire, on attendait la juste rémunération d'une besogne. Pour beaucoup, cela suffisait, car le sens réel de la vie était ailleurs.
Suppléer la mort de Dieu
Aujourd'hui cela ne suffit plus. On répond à notre désemparement téléologique par un appel désespéré vers l'entreprise, sommée de combler ce vide. On attendait déjà tout d'elle (inclusion, remise à niveau, tournant écologique, etc.), on exige maintenant qu'elle supplée en plus à la mort de Dieu. Disons-le tout de suite : cette quête est vaine. L'entreprise ne résoudra pas la question des fins dernières, pas plus que celle du sens de la vie.
Oserons-nous suggérer une dernière idée ? La question du sens pourrait bien n'être dans certains cas que le noble prétexte d'une réticence au travail moins avouable. La protestation contre une absence de sens justifiant une faible motivation couvrirait en réalité un hédonisme réticent à tout effort ne se traduisant pas par un plaisir immédiat et personnel. Sous couvert d'une aspiration à d'inaccessibles cimes, il n'y aurait que la bonne vieille paresse de celui qui rechigne à tenter l'ascension.
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