François Vidal & Jean-Marc Vittori
La révolution numérique de l'économie n'est-elle pas en train de s'essouffler ?
Au contraire, cette révolution s'accélère. De l'agriculture à la fourniture d'eau potable en passant par la recherche pharmaceutique ou la production de papier, les champs d'application sont infinis. Non pas avec une seule technologie, mais en déployant un éventail de technologies. En revanche, il est vrai que la capacité des entreprises à transférer les nouveautés des laboratoires vers leurs processus de production est faible. Elles en sont conscientes, puisque 70 % d'entre elles se disent déçues par les résultats de leurs investissements dans le numérique.
Où est le problème ?
Il manque un chaînon entre la prolifération d'innovations et le quotidien du consommateur. Les entreprises ne parviennent pas à passer à l'échelle. Et le problème est dans notre conception même de la révolution technologique.
Prenons l'exemple de l'intelligence artificielle. L'engouement de ces dernières années laisse souvent la place à la déception dans nombre d'entreprises…
Les avancées sont pourtant impressionnantes. En matière d'informations : des dispositifs d'intelligence artificielle savent désormais rédiger des textes que les lecteurs ont de plus en plus de mal à distinguer de ceux écrits par des êtres humains, créer des images magnifiques, fabriquer des vidéos parfaites - d'où les problèmes des deepfakes.En matière de biologie, il est désormais possible de coder de l'information dans l'ADN. L'intelligence artificielle a bien sûr été précieuse pour accélérer la mise au point des vaccins contre le Covid. Afin de mieux soigner les maladies dermatologiques, vingt ans de travaux de recherche ont été absorbés dans un système d'IA qui repère les molécules « moteurs d'action » et les teste dans de nouveaux usages, beaucoup plus vite. L'intelligence artificielle permet aussi de tester des bactéries pour optimiser bien plus rapidement leurs conditions d'utilisation à des fins très variées.
A quoi peuvent servir ces bactéries ?
Les papetiers vont pouvoir bientôt réduire de moitié la consommation d'eau pour la fabrication de papier en désolidarisant les fibres végétales du bois à l'aide de bactéries, en ayant moins besoin de les mouiller et de les sécher - le procédé en est aujourd'hui au stade préindustriel. Les fournisseurs d'eau pourront employer d'autres bactéries pour filtrer leur approvisionnement à moindre coût. Bien d'autres pistes vont être explorées. Le mélange de l'IA et du vivant est un domaine très prometteur.
Prenons un autre exemple : le métavers. Il y a un an, c'était présenté comme le « nouveau » nouveau monde. Aujourd'hui, cela ressemble à une impasse…
Nous sommes passés sans transition du temps de l'engouement à celui de la raillerie. Mais sur ce sujet, il faut prendre un peu de recul. J'ai commencé comme stagiaire chez Peugeot-Citroën il y a trente ans, sur un projet de voiture électrique. Comme aujourd'hui pour le projet Horizon de Facebook, les sarcasmes ont été nombreux. A l'époque, ils ont aussi été nombreux à l'annonce par la Californie d'interdire les voitures émettant des gaz à effet de serre en 2005. Mais finalement, aujourd'hui, ça va très vite !
Et au-delà des aspects ludiques ou commerciaux, le métavers a déjà des usages précieux pour les industriels. Il devient possible d'y tester des chaînes de montage associant des opérateurs, des robots, des machines, etc. Dans le monde physique, il faut beaucoup de temps pour faire tourner à plein régime ces lignes de production, car les interactions sont nombreuses et difficiles à prévoir. Dans le monde virtuel, ça va beaucoup plus vite et le résultat « in silico » est transposable tel quel dans la vraie usine.
Mais alors, quel est le chaînon manquant entre l'innovation et l'offre des entreprises ?
Il se trouve au sein même des entreprises ! Les start-up savent construire des offres nouvelles et nous convaincre de leur utilité. Mais la plupart n'ont pas les moyens de passer à l'échelle. Les grandes entreprises, elles, ont de grosses infrastructures de données, de puissants centres d'expertise, mais elles ont beaucoup de mal à exploiter les technologies des laboratoires. Et ce n'est pas étonnant, car elles commencent souvent par choisir des technologies avant de se demander ce qu'elles vont en faire. Ce qu'il faut, c'est bâtir des solutions disruptives dans les grandes entreprises. L'intelligence artificielle en entreprise, c'est 10 % d'algorithmes, 20 % de technologies et 70 % de mise en oeuvre. Et cette mise en oeuvre nécessite une énorme énergie managériale.
Certaines firmes parviennent-elles tout de même à transformer l'essai ?
Oui, bien sûr. Selon nos travaux, un quart des grandes entreprises traditionnelles ont désormais des performances proches des firmes nées dans le numérique, des « digital natives ». Mais les autres n'ont pas avancé, malgré de beaux discours promettant de devenir des firmes centrées sur les données. Tout comme il peut y avoir du « greenwashing » dans certaines entreprises, il y a beaucoup de « digital washing ».
Les grandes entreprises ne sont donc pas condamnées face aux acteurs qui sont nés et se sont développées dans le numérique ?
Non. Dans les grandes entreprises, la pandémie et les changements d'usage qu'elle a favorisés ont permis d'accélérer les choses. Et les géants de la tech perdent leur élan. Au fur et à mesure qu'ils grandissent, ils sont rattrapés par la pesanteur et l'épuisement de leur rente initiale. Le virage stratégique entamé par la maison mère de Facebook vers le métavers marque la volonté du groupe d'échapper à cette fatalité.
Faut-il multiplier les expériences dans tous les coins de l'entreprise ?
Au contraire, les efforts doivent être concentrés. Dans une grande entreprise, mieux vaut deux projets bien menés à 50 millions d'euros que 50 projets à 2 millions. Pour innover, il faut prendre des risques ! Or dans les équipes dirigeantes, le réflexe est plutôt de « dérisquer », de se préparer à toutes les éventualités. On préfère chercher le sans-faute que risquer un smash.
N'est-ce pas un saut dans le vide ?
Il faut oser innover, et ce n'est pas facile. Mais sans dramatiser. Avant, il y avait souvent une mise en scène autour du jour de la bascule vers un nouveau système. Aujourd'hui, avec les organisations agiles, il est possible d'avancer beaucoup plus progressivement, en commençant par évaluer le changement sur certaines fonctions de l'entreprise, certains clients, certaines régions.
La transformation numérique ne doit-elle pas porter sur toute l'entreprise pour porter ses fruits ?
Oui, mais il est possible de tester. C'est ce que nous faisons au BCG actuellement avec un grand constructeur automobile allemand sur un moment clé dans l'achat d'une voiture : la négociation de la remise. Auparavant, le commercial du concessionnaire s'en occupait tout seul. Demain, il le fera avec l'appui d'un dispositif d'intelligence artificielle qui saura non seulement mieux détecter les options qui pourraient plaire au client et son consentement à payer, mais aussi confronter sa demande aux stocks de l'entreprise. L'enjeu est colossal. Sur 30 milliards d'euros de ventes, une amélioration d'un point de la rentabilité fait tout de suite beaucoup d'argent… Mais pour transformer le modèle commercial en allant chercher des informations détenues de manière centralisée, afin d'aller jusqu'au bout du potentiel des nouvelles technologies, l'entreprise doit changer en profondeur.
Quelles compétences sont nécessaires aux entreprises pour avancer dans cette révolution ?
Il faut être aussi fort en numérique qu'en business. Au BCG, nous montons des équipes expertes en technologies - au sein de BCG X, notre nouvelle entité tech (3.000 personnes) - et nous les faisons travailler avec nos équipes business. Nous ne faisons plus seulement du conseil, nous construisons des solutions innovantes en commun, avec nos clients et des partenaires technologiques.
Quels sont les points de blocage ?
Seule une entreprise sur six estime avoir une forte culture d'innovation. Seule une sur trois a une stratégie numérique claire. Aucun progrès n'est possible sans changer l'état d'esprit. Pas seulement au niveau de la direction du numérique, mais aussi côté commercial, production… Tout le comité exécutif doit être impliqué dans la transformation. Le dirigeant, lui, doit faire preuve de courage pour aider la fusée à décoller.
Les entreprises peuvent-elles réellement espérer des gains à la hauteur des efforts colossaux à faire ?
Je vais vous répondre avec l'exemple d'une firme de négoce de produits agricoles en Asie du Sud-Est. Elle nous a sollicités pour créer une application donnant des conseils techniques à la foule d'agriculteurs avec lesquels elle est en contact : quand planter ? quand arroser ? quand traiter ? Nous travaillons avec des images satellites, des prévisions météo, des photos des champs envoyées par les paysans. Maintenant, 150.000 personnes sont connectées. A l'issue du premier cycle de récoltes, les agriculteurs qui ont employé l'application ont eu des rendements supérieurs de 30 % à leurs voisins. La firme de négoce a aussi constaté une meilleure qualité des produits.
Cette révolution numérique ne risque-t-elle pas de rencontrer une forte opposition sociale ?
Il y a effectivement beaucoup de stress. Nombre de salariés se sentent menacés dans leur emploi. Mais le vécu des salariés travaillant avec des systèmes d'intelligence artificielle est très différent. Dans les entreprises qui ont intégré de tels processus, nos études ont montré une amélioration du moral des salariés, de leur collaboration, et du partage d'informations. Je ne crois pas du tout aux gourous américains qui prédisent la fin de l'emploi par la robotisation. Les entreprises qui veulent sortir l'humain de la boucle vont au-devant de graves difficultés.
Son actualité
Sylvain Duranton vient d'être nommé directeur monde de BCG X, la nouvelle entité tech « build & design » du cabinet de conseil. Ce nouveau pôle issu de BCG Gamma rassemble 3.000 experts. Il a pour ambition de construire des solutions innovantes avec les clients et des partenaires technologiques.
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