Demain, des écoles sans prof ?
- Thierry Bardy
- il y a 3 jours
- 5 min de lecture
L'Education nationale traverse une crise sans précédent qui entame la motivation des enseignants les plus engagés alors que se profile une vague massive de départs à la retraite. Les IA peuvent-elles prendre le relais Depuis un an à Londres, vingt élèves du David Game College n'ont plus d'enseignant à saluer en entrant dans leur classe : avec l'accord et le financement de leurs parents, ils passent leurs journées assis devant l'écran d'un ordinateur dopé à l'IA ou coiffé d'un casque de réalité virtuelle pour faire leurs apprentissages. Exceptées quelques matières difficiles à appréhender par un algorithme, comme l'art, les interactions humaines sont inexistantes et les compétences interpersonnelles passées sous silence. Pas de débat, pas de questions, pas de digressions, pas de prise de parole, aucun de ces échanges et de ses confrontations, fussent-elles tendues, qui forgent l'esprit critique et la créativité.
L'analyse des données permet en revanche de créer des expériences d'apprentissage personnalisées en identifiant les domaines dans lesquels l'élève a le plus besoin d'aide, défend cet établissement huppé de la City. « Nos apprenants sont plus engagés et plus motivés que dans les classes traditionnelles.
Les IA s'adaptent individuellement à leur rythme et à leur style, conçoivent des révisions efficaces, renforcent leur confiance, leur concentration et leur autonomie, et aident les tuteurs pédagogiques à mieux identifier les axes de progrès », explique le codirecteur de l'école, John Dalton.
Gestion RH lacunaire
L'expérience, facturée 30.000 euros l'année aux parents, fait naturellement polémique. Mais elle ouvre le débat alors que l'Education nationale traverse en France la pire crise de son histoire : vocations en berne, enseignants à bout de nerfs, valses ministérielles… Cette rentrée encore, pour la quinzième année consécutive, plus de 1.700 postes ouverts au métier n'ont pas été pourvus. Régulièrement dénoncée pour ses dérives kafkaïennes, la gestion très particulière des ressources humaines n'y est pas étrangère. « La gestion de masse, que le ministère assure globalement grâce à des procédures robustes, doit se conjuguer avec une approche plus qualitative et individualisée », conseille diplomatiquement la Cour des comptes dans un rapport thématique publié l'an passé.
Les magistrats pointent en particulier « le besoin d'une plus grande reconnaissance professionnelle et d'une meilleure prise en considération des situations individuelles », mais aussi « le traitement insuffisant des risques psychosociaux » et « la rigidité des procédures qu'illustre la gestion de la mobilité géographique fondée sur un barème de points ». Les syndicats dénoncent eux « des pratiques médiévales ». Capes (le certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré) en poche, les « jeunes padawans » sont par exemple régulièrement affectés loin de chez eux, généralement dans des établissements difficiles, sans tenir aucun compte de leur situation familiale et des surcoûts induits pour les couples (double logement, doubles charges, transports…).
Malaise enseignant
« Le déséquilibre entre l'exigence du métier, la reconnaissance accordée et les conditions concrètes d'exercice, alimente un sentiment de déclassement et d'abandon délétère pour l'attractivité du métier d'enseignant », analyse Johanna Barasz dans une note très fournie du Haut-Commissariat à la stratégie et au plan. Seuls 7 % des profs en France - soit quatre fois moins qu'en moyenne dans les pays de l'OCDE - estiment ainsi que leur profession est justement valorisée dans la société. Les causes sont connues : des rémunérations jugées insuffisantes (les enseignants du secondaire perçoivent en moyenne 18 % de moins que les diplômés disposant d'un niveau de formation semblable, selon le dernier rapport de l'OCDE), des relations dégradées avec la hiérarchie (seuls 46 % disent être aidés par l'institution), des tensions croissantes avec les élèves et leurs parents, des classes surchargées…
Le malaise des enseignants se mesure dans l'évolution inquiétante des démissions qui doit être considérée, selon un récent rapport du Sénat, comme « un signal d'alarme ». « 2.400 enseignants ont volontairement quitté l'Education nationale en 2024. C'est presque sept fois plus qu'il y a dix ans », mesure son auteur, le sénateur LR Olivier Paccaud. Signe des temps, des coachs en reconversion se font jour pour aider les enseignants en détresse à trouver une nouvelle voie. « Plus de 60 % des enseignants disent vouloir quitter l'Education nationale et ceux qui le font sont généralement les plus investis dans la transmission des savoirs », observe Krystel Zucca, ancienne prof de lycée désabusée qui a créé l'entreprise Reconvers'cool après des années à subir ce qu'elle qualifie de « maltraitance institutionnelle ordinaire ».
Numérique vs. papier
Ces carences structurelles laissent du champ aux entrepreneurs. « La filière Edtech française connaît une accélération inédite » selon Jérôme Fabry, expert éducation chez EY-Parthenon. Il a recensé plus de 500 start-up spécialisées dans la formation dont le quart se consacre exclusivement au segment scolaire et à l'enseignement supérieur, comme Plume Education, créée par une professeure de français, ou le studio Powerz qui développe un jeu vidéo d'action éducatif pour les 6 à 12 ans.
« Remplacer les enseignants par des algorithmes ? C'est un scénario probable car la « médiocratisation » qui a touché les élèves, avec les classements internationaux désastreux que l'on connaît, gagne à présent le corps professoral. On est aujourd'hui dans la même situation qu'au lendemain de la guerre de 14-18 quand le déficit de professeurs morts dans les tranchées a féminisé le métier. Cette fois, c'est la technologie qui va remplacer les effectifs démissionnaires et la vague de départ à la retraite qui se profile », pronostique l'ancien enseignant et essayiste Jean-Paul Brighelli, connu pour ses critiques du système éducatif français (« La fabrique du crétin », « L'école sous emprise », « L'école à deux vitesses »…).
« Vive le papier ! » clament toutefois nombre de résistants. A l'image de Maylis, professeure de lettres en REP + dans les quartiers difficiles de Marseille. « Je veux continuer à enseigner quoi qu'il m'en coûte, même aux pires des cancres. Construire l'esprit critique des élèves y va de la sauvegarde de nos démocraties. L'IA ne saura pas faire », juge-t-elle. Elle prend la Suède pour modèle : précurseur en 2009, le pays avait choisi de remplacer les livres par des ordinateurs pour préparer les écoliers au monde de demain. Il vient de décider d'investir plus de 100 millions d'euros pour revenir en arrière et équilibrer le numérique et le papier dans un apprentissage hybride.
Retour à l'école
Depuis la loi du 24 août 2021, l'enseignement à domicile est soumis à autorisation préalable. Dans un rapport d'observation, la Cour des comptes vient de dresser le bilan de cette réforme. En quatre ans, le nombre d'enfants faisant cour à domicile a diminué de moitié, passant de 72.400 en 2021 à 30.600 la rentrée dernière, soit 0,3 % des enfants soumis à l'obligation scolaire. Les motifs d'évitement de l'enseignement traditionnel avancés par les familles restent les mêmes : elles évoquent des raisons médicales, des situations de handicap (en hausse), le rejet du système scolaire, des projets éducatifs particuliers… Un tiers des requêtes relèverait aussi de « raisons propres » difficiles à catégoriser, justifiant le refus d'environ un quart des demandes d'autorisation. Les magistrats recommandent de renforcer encore les contrôles pour mieux encadrer la pratique et évaluer le niveau des enfants.
En chiffres
852.800 : le nombre d'enseignants employés par l'Education nationale en 2025. 712.800 travaillent dans le public, 140.000 dans le privé sous contrat.
58.100 : le nombre d'écoles (47.400) et établissements du 2d degré (7.000 collèges, 3.700 lycées et établissements régionaux d'enseignement adapté).
11.320 euros : la dépense annuelle moyenne de l'Etat par élève ou apprenti du 2d degré. Le budget consacré à l'éducation représentait 6,7 % du PIB de la France en 2023.
12.579.500 : le nombre d'élèves qui ont fait leur rentrée en 2024. Un peu moins de la moitié (5.635.700) font leur classe dans le 2d degré.
91,8 % : Le taux de réussite au BAC en 2025 : 96,4 % pour le BAC général, 91,2 % pour le BAC techno et 84,1 % pour le BAC pro.

Commentaires