Déléguer à l'IA, est-ce forcément la stratégie gagnante ?
- Thierry Bardy
- il y a 3 jours
- 3 min de lecture
Confier à une IA, agentique ou non, les tâches ingrates du quotidien peut être tentant. Mais ce réflexe a des conséquences, prévient Nicolas Arpagian.
(Vice-Président du cabinet HeadMind Partners)
« Confiez-lui vos tâches ingrates. » Qui pourrait résister à cette invitation quand il s'agit d'identifier des cas d'usages concrets d'emploi de services d'intelligence artificielle générative ? Les capacités des modèles algorithmiques et l'appétence naturelle que peut avoir chacun d'entre nous à transférer à autrui ce qu'il lui pèse de réaliser plaident pour une utilisation à grande échelle des IA pour se substituer à de nombreuses missions du quotidien.
Soit l'émergence d'un commerce de la délégation, qui transfère aux algorithmes la réalisation voire l'organisation complète - avec les modèles agentiques - d'activités qui relevaient jusqu'alors des seuls humains.
Cette bascule technologique va générer des effets dont on ne mesure pas encore pleinement les conséquences. La baisse et potentiellement la disparition de certains emplois d'exécution posent ainsi dès à présent la question de l'employabilité, de la rémunération et donc de la future place dans la société de celles et ceux dont ces actions constituaient la fiche de poste.
La disparition des étapes intermédiaires
Par ailleurs, le fait de pouvoir désormais passer commande d'une prestation complexe conduira à ignorer de plus en plus les étapes intermédiaires conduisant à l'aboutissement. Rendant d'autant plus compliqué l'appréciation et l'évaluation du cheminement ayant conduit à la réponse fournie. Comme si le commanditaire d'un chantier de construction s'épargnait les visites régulières sur le terrain pour ne visiter in fine que les pièces une fois celles-ci décorées et meublées.
L'absence de connaissance et de maîtrise des phases intermédiaires peut s'avérer pénalisante quand il s'agira de questionner la qualité du bâti et les conséquences de la non-coordination des différents corps de métiers. Une logique de « boîte noire » qui ne permet pas de s'assurer de la pertinence du raisonnement et des éléments d'information ayant permis d'obtenir le résultat fourni.
Cette estimation de la valeur finale sera d'autant plus délicate dans la sphère professionnelle si les clients d'un tel service ne disposent pas de l'expertise pour en apprécier la qualité. De quoi susciter l'établissement d'une nomenclature permettant de rendre le plus lisible possible les composants ayant nourri le modèle d'IA utilisé ? A l'instar du Nutriscore ou de la mention de la liste et de l'origine des ingrédients qui renseignent le consommateur. Le classement public des grands modèles internationaux d'IA génératives effectué en continu par la plateforme ComparIA du ministère français de la Culture et de la Direction interministérielle du numérique (Dinum) à partir des taux de satisfaction exprimés par leurs utilisateurs francophones illustre l'écart de pertinence qui peut exister entre les outils fournis par les différents éditeurs.
Continuer d'apprendre à apprendre
Le principe de délégation systématisée à un tiers - fût-il un algorithme - pour conduire des analyses, formuler des recommandations, sélectionner des options et fournir diverses productions intellectuelles pose la question de l'entraînement des cerveaux très humains afin qu'ils conservent leurs facultés propres de réflexion. La singularité de l'esprit humain, sa créativité et son libre arbitre, ne peuvent exister pleinement que s'ils sont régulièrement documentés, sollicités pour conduire des raisonnements élaborés et mis à l'épreuve avec des thématiques exigeant la mobilisation de ressources neuronales et cognitives. Ce qu'on peut résumer sous l'appellation de « paresse intellectuelle » est l'enfant naturel d'une mécanisation de la pensée née d'un recours systématique à la prothèse algorithmique. Aucun renoncement aux opportunités technologiques dans ce constat. Juste une invitation à une consommation raisonnée et éclairée de ces intelligences si artificielles.
Nicolas Arpagian est membre du Conseil d'orientation de l'Institut Diderot.

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