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Photo du rédacteurThierry Bardy

Les sept questions qui fâchent sur le métavers



Prochaine révolution pour les uns, idée farfelue pour les autres… les métavers divisent autant qu'ils passionnent. Et si on reprenait les bases, calmement ?Lucile Meunier, Florent Vairet, Camille Wong, Julia Lemarchand



Les compteurs des analystes s'affolent : 800 milliards de dollars, c'est le marché que pourrait représenter le métavers d'ici à 2024, contre 500 milliards en 2020, selon Bloomberg. Mais quelles opportunités à venir et surtout quels usages ? En 2026, un quart de la population devrait passer au moins une heure par jour dans le métavers pour le travail, le shopping, l'éducation, les activités sociales et les loisirs, prédit le cabinet de conseil Gartner.

Si les grandes entreprises se mettent dans les starting-blocks, l'enthousiasme n'a pas (encore ?) gagné les foules. Moins d'un Français sur dix (8 %) envisage de créer son double numérique, selon un sondage Ifop. Et si ce n'était que du bullshit ? Mais au fait, c'est quoi le métavers ? Qui le gouverne ? Et quels risques pour notre santé ? Embarquez dans ce nouveau monde pour en décrypter ses enjeux, ses codes et ses premières dérives.

à quoi ça sert en fait?

S'affranchir de la réalité, de la pesanteur, de la justice et même des rideaux gris et moches de notre chambre qu'on rêve de remplacer depuis des mois sans passer à l'action… En finir avec les contraintes du réel, c'est la douce promesse du métavers. Seuls un ordinateur, une connexion Internet ou un casque de réalité virtuelle vous ramènent aux vils besoins de la physique. Le reste est numérique, persistant (il ne s'arrête pas après votre déconnexion) et en direct.

Pour l'heure, le gaming et la sociabilisation sont les principaux usages dans les métavers. Mais le monde parallèle qui se profile réunira sans doute toutes les activités du monde réel : acheter, se cultiver, créer, apprendre, collaborer, travailler, faire du tourisme, se soigner, voter… La question n'est pas si mais quand cela arrivera. « C'est une promesse du présent, aucun métavers n'est pour l'heure vraiment advenu », temporise Olivier Mauco, président de Game in Society et docteur en sciences politiques.

En attendant, c'est la perspective sociale qui justifie un tel emballement économique. Les acteurs font le pari que chaque utilisateur déboursera sans compter pour parfaire son image. Symbole (on le précise, non représentatif) de cette course à la notoriété, l'achat de sacs de luxe ou autres NFT à plusieurs millions de dollars est déjà une réalité. Quid également du rôle que jouera ce nouveau monde parallèle dans le développement de notre civilisation. Certains le voient déjà comme un moyen pour l'être humain d'abolir l'imprévisibilité de son existence, de créer un monde à son image ou plutôt à l'image qu'il se fait de lui. Pour Anne-Claire Ruel, auteur du texte « Métavers, base arrière de la France heureuse » tiré de l'ouvrage « J'ai piscine » (Ed. L'Aube), qui a interrogé plusieurs utilisateurs, le métavers est avant tout un « safe space » : « Un lieu de socialisation où les utilisateurs choisissent tout, de leur bar du soir à la déco de leur chambre, en passant par leurs amis. »

Pour d'autres, le métavers sera simplement un prolongement de la réalité physique, et non un substitut, qui accélérera les interactions sociales, à la manière des réseaux sociaux, qui ont pu créer de réelles amitiés même avec des personnes jamais rencontrées (Buy Buy Insta et TikTok, Hello Roblox, dont la majorité des 54 millions d'utilisateurs ont moins de 13 ans !).

Qui dirige le métavers ?

Le grand public a découvert le métavers lors de l'annonce du changement de nom du groupe Facebook en Meta, en octobre 2021. Avec son audience exceptionnelle et son casque de réalité virtuelle Oculus, qui domine le marché, Mark Zuckerberg a un train d'avance dans l'avènement de ce monde virtuel avec 13 milliards dépensés ces 15 derniers mois et la promesse de 10.000 embauches en Europe pour bâtir son métavers.

Les autres Gafam ne sont pas en reste. Apple devrait lancer un casque combinant réalité augmentée et réalité virtuelle d'ici à 2023, selon le média américain The Information. Sans oublier Amazon, qui se positionne avec son métavers, New World. Un marché oligopolistique, analyse Asma Mhalla, experte en « tech policy » auprès de la Commission européenne : « Les Gafam sont ceux qui investissent le plus dans cette technologie, Facebook en tête, mais c'est encore de l'ordre de l'ambition. »

Car pour l'instant, ce sont surtout les jeux vidéo qui se démarquent du point de vue de l'expérience utilisateur et des communautés. Minecraft, Roblox et Fortnite ont pris le virage du monde virtuel avec un design bien ficelé qui leur permet déjà d'organiser des concerts comme celui de Travis Scott, qui a réuni 12 millions d'internautes en 2020. Mais aussi The Sandbox, fondé par deux Français (voir page 4). Créé en 2011 pour faire concurrence à Minecraft, le jeu vidéo est doté de sa propre cryptomonnaie - le sand -, qui permet à chaque utilisateur d'acquérir des parcelles de terrain virtuelles pour y mener des projets.

C'est là qu'on touche à la grande promesse du métavers : un monde décentralisé où l'internaute reprend le contrôle sur ses activités numériques. Un idéal démocratique qui pourrait voler en éclats à long terme, nuance Asma Mhalla : « Au début, Internet comptait une multitude d'acteurs, un peu comme avec les multiples métavers aujourd'hui ; c'est après que les Gafam ont pris le contrôle. Les métavers pourraient suivre la même trajectoire. »

Un scénario que redoute Marie Franville, cofondatrice du studio français Nabiya, qui crée des expériences dans des métavers comme The Sandbox. « Est-ce qu'on veut encore de ce monde hyper centralisé ? Le rêve ultime, c'est l'interopérabilité, que l'utilisateur puisse posséder ses données et voyager librement d'un métavers à l'autre. »

En janvier 2022, l'Union européenne a adopté le Digital Services Act (DSA) afin de mieux réguler Internet. « La philosophie de ce texte est puissante, c'est une sorte de souveraineté défensive. Mais ce n'est qu'une première brique, je ne sais pas si elle sera suffisante pour répondre aux problématiques du métavers », lance Asma Mhalla, qui appelle de ses voeux une accélération du droit : « Il faut qu'on soit au clair sur le statut des avatars, savoir si on copie le Code pénal dans le monde virtuel ou non. Et comment punir viols et meurtres dans le métavers car ils ont déjà lieu en ce moment… » Des questions cruciales pour notre économie numérique, mais aussi notre démocratie.

Le métavers, c'est pour les riches ?

Faut-il être riche pour aller dans le métavers ? « Ce n'est pas la philosophie. Ce sont des univers qui se veulent inclusifs », défend Pierre-Nicolas Hurstel, cofondateur d'Arianee, une start-up spécialiste des NTF. Il est vrai que quatre des métavers les plus connus sont accessibles sans frais à l'entrée : Decentraland, Roblox, The Sandbox, Horizon Worlds (accessible seulement depuis les Etats-Unis, et en France possiblement cet été). Seul impératif : disposer d'un « wallet », un portefeuille numérique, qui va servir à se connecter mais aussi à dépenser des cryptos et y transporter ses NFT.

Ces entreprises proposent des avatars préfabriqués, avec de nombreux choix de coiffures, de vêtements et d'accessoires. Prix : zéro. Ensuite, libre à chacun d'agrémenter son avatar de nouveaux éléments. Sur Roblox par exemple, les utilisateurs dépensent en moyenne 20 dollars tous les trois mois.

S'habiller reste accessible… mais « se loger » relève plutôt de l'utopie. A l'image des prix délirants dans certaines capitales du monde réel, l'immobilier dans le métavers bat des records. Quelques privilégiés, comme Paris Hilton ou Booba, ont investi plusieurs centaines de milliers d'euros dans une villa dans le métavers.

Le commun des mortels peut-il encore acheter un lopin de terre version Web3 ? Ça dépend. Dans le métavers Otherside, par exemple, les premiers prix sont plutôt accessibles (entre 2.000 et 4.000 euros). Otherside, c'est le métavers lancé par la start-up Yuga Labs, à l'origine des NTF Bored Ape Yacht Club, des singes virtuels que s'arrachent les stars comme Neymar, Justin Bieber et quelques autres fortunés. Cette collection de NFT a dépassé 1,5 milliard de dollars de ventes !

Mais il n'y a pas que les stars qui donnent du métavers l'image d'un club de riches. « Souvent issus du monde des cryptomonnaies, les 'early adopters' sont devenus riches rapidement, investissent et valorisent leurs actifs numériques grâce au métavers », ajoute Pierre-François Marteau, du Boston Consulting Group. Une image de club fermé qui n'arrange pas les affaires des acteurs des métavers en quête de démocratisation et de nouveaux utilisateurs…

Le métavers est-il bon pour notre santé mentale ?

Dans les métavers, les utilisateurs créent un avatar. Au choix : à leur image, un peu magnifié ou carrément ressemblant à la personne qu'ils ont toujours rêvé d'être. Les filtres Instagram poussés à leur paroxysme, en somme.

Débarrassées des complexes physiques, les interactions sociales pourraient être facilitées. « Le métavers, ça peut aussi être un moyen de communication utile à ceux qui n'ont pas les codes sociaux dans le monde réel », indique Stéphanie Ladel, addictologue. Autant d'éléments qui fondent un paradis artificiel gamifié avec des « shots » de plaisir qui donnent envie d'y passer toujours plus de temps.

Le cas d'un designer à New York reste symptomatique. Immergé au quotidien dans le métavers, rapporte Euronews, il a perdu petit à petit la notion du temps et de l'espace. « J'enlevais le casque et j'étais choqué. C'était comme prendre une gifle, celle d'être de retour dans la réalité », confie-t-il.

Le métavers, par son caractère persistant, exacerbe le sentiment du « Fomo » (Fear of Missing Out), cette peur de manquer quelque chose d'important.

La nouveauté, c'est bien, mais il faut mettre des garde-fous. « Les entreprises, les médias, les marques et les utilisateurs ont une responsabilité dans le monde que l'on est en train de construire, estime Pierre-Nicolas Hurstel. C'est à nous tous de tenter de ne pas reproduire, avec le Web3, les mêmes travers qu'ave c les réseaux sociaux. »

Le métavers peut-il être écolo ?

Derrière le cloud que nous utilisons au quotidien se cachent déjà des serveurs, des terminaux, des terres rares et beaucoup de déchets. Le numérique représente aujourd'hui environ 4 % de nos émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Le déploiement du métavers à grande échelle pourrait-il aggraver ce problème ? Bien que la pollution numérique soit un sujet d'inquiétude grandissant, l'essor des outils digitaux pourrait conduire in fine à une réduction de l'empreinte carbone, selon une étude de l'institut Rexecode publiée en janvier. Un des arguments en faveur du métavers consiste en effet à dire que nous allons diminuer nos déplacements inutiles, comme les conférences à l'autre bout du monde et certains trajets domicile-travail.

Mais il manque une donnée importante. Dans un billet de blog, Raja Koduri, responsable chez Intel, affirme que créer un métavers pour des centaines de millions d'utilisateurs suppose une puissance de calculs mille fois plus importante qu'actuellement. Sans oublier le renouvellement des appareils nécessaires à notre nouvelle vie immersive : des téléphones aux casques et lunettes de réalité virtuelle, en passant par les ordinateurs.

Un impact environnemental non négligeable, puisque 70 % de l'impact carbone du numérique en France vient de la fabrication de ces terminaux, selon le Sénat. « Si chaque individu se dote d'un casque VR, c'est comme si on multipliait par deux le nombre de smartphones dans le monde », analyse Frédéric Bordage, expert en sobriété numérique. La fabrication de ces terminaux demande l'extraction de terres rares, un procédé très toxique qui se fait à 60 % en Chine.

Parallèlement, la validation des transactions dans la blockchain (ce qu'on appelle le « minage ») sera démultipliée avec le développement du métavers. Problème : les cryptomonnaies sont très énergivores. Mais il y a de l'espoir puisque Ethereum, deuxième crypto la plus utilisée derrière le Bitcoin, compte modifier son système de minage, qui permettrait à terme de diminuer de 99.95 % sa consommation énergétique, selon ses dires. Ce chiffre - s'il se vérifie - pourrait constituer une petite révolution. En attendant, Frédéric Bordage préfère rappeler l'une des dernières recommandations du GIEC : « N'oublions pas que nous avons huit ans pour diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre. »

Le métavers est-il éthique ?

Déterminer ce qui est moralement bien ou mal, voilà le rôle de l'éthique. Et avec le métavers, il y a de quoi faire ! Ce monde parallèle se crée à coups de milliards de dollars, souvent injectés par des acteurs privés. Rien ne garantit que ce monde sera au service de l'intérêt général. Pour autant, privé ne veut pas dire mauvais. Alors quelle éthique pour le métavers ?

A l'origine, on peut y voir une influence de la philosophie libertarienne, la même qui a prévalu aux prémices d'internet (avec les dérives qu'on lui connaît). Ce rêve de liberté absolu n'est pas mort. L'objectif avec le Web3 est bien de créer un endroit où chacun ferait ce qu'il veut, affranchi de la contrainte étatique mais aussi géographique et sociale.Alors bien sûr, il faut de l'argent, et même beaucoup d'argent pour construire ce nouveau monde. « Nouveau monde », tiens, l'expression nous ramène à des temps de grandes découvertes. Sans Etat de droit, c'est la loi du plus fort qui l'emporte. Dans le métavers, certains disent que ça a déjà commencé. Meta, Epic Games (éditeur de Fortnite), Sandbox, chacun veut imposer ses lois.

Et si le plus fort n'était pas une entreprise mais les plus nombreux ? Dès l'ouverture de Horizon Worlds, le métavers de Meta, en décembre 2021, une femme a été harcelée sexuellement. Rien de surprenant si l'on en croit les expériences dans les jeux vidéo immersifs (dont les métavers sont l'émanation), les agressions sont légion : 74 % des joueurs en ligne ont vécu diverses formes de harcèlement (noms dégradants, insultes provocatrices, harcèlement sexuel, discriminations…), selon un rapport de l'Anti-Defamation League publié en 2019. Le pourcentage de joueurs ayant vécu un « harcèlement sévère » (menaces physiques ou harcèlement soutenu et régulier) s'élève même à 65 %.

Comment remettre de la justice ? Meta sait que le succès de son métavers dépend du contrôle de ces comportements. L'entreprise californienne bloque déjà les utilisateurs problématiques et active désormais par défaut une bulle de protection d'un mètre autour de l'avatar. Des acteurs de la modération, comme le français Bodyguard, travaillent à la détection de contenus sonores, visuels et vidéo, en plus des contenus textuels déjà pris en charge. L'utilisateur peut voir son micro coupé, voire son avatar banni. Mais encore plus que sur les réseaux sociaux, il sera difficile de maintenir en temps réel un univers éthique. Doit-on s'attendre à ce que ces comportements deviennent la norme ? Pas tellement, parie Olivier Mauco, qui les voit déjà s'assagir. « La période far west se calme avec les énormes enjeux capitalistiques qui s'amoncellent. Des géants sont en train d'émerger et d'imposer des règles de conduite. »

Ouf, il y aura donc une éthique sur le métavers, mais pour servir quelle morale ? Le risque, pour ce spécialiste ? « Le triomphe de l'ultra-libéralisme libertarien. Celui qui va imposer son éthique est celui qui dominera. » Ce schéma a déjà été à l'oeuvre sur les réseaux sociaux. Prenons l'exemple de la nudité. Facebook et Instagram ont édicté leur règlement et ont décidé de la bannir. Tout le monde était-il choqué par ces corps nus ? Peu importe. Pour ne pas reproduire ces erreurs, Stella Jacob milite pour une modération qui se fonde sur la communauté. Chaque groupe d'utilisateurs pourrait établir son propre système de modération en fonction des sensibilités de sa communauté. Au même titre que le droit français diffère du droit américain ou guatémaltèque.

En attendant l'avènement de cette justice décentralisée, Olivier Mauco prône une réflexion au niveau européen pour construire une alternative solide au métavers conçu et développé par les acteurs privés. « Si on ne détermine pas cela maintenant, il sera trop tard pour arrêter la machine une fois lancée. Il n'y a qu'à voir tout le mal que se donnent les Etats pour encadrer Facebook.

et si c'était du bullshit ?

Ordinateurs, casques VR, infrastructures (5G, fibre optique)… tout y est ou presque pour offrir la maturité technologique dont rêve le métavers. Qu'est-ce qui pourrait stopper son développement ? « Pas les géants de la tech qui ont décidé d'injecter des milliards pour créer une économie », souligne Julien Malaurent, professeur à l'Essec et codirecteur académique du Métalab de l'école. Difficile donc de prévoir la suite, mais une chose est certaine pour lui, la bulle spéculative en cours sur le métavers, lié aux cryptomonnaies et aux NFT, va continuer de gonfler. Et ce n'est pas le crypto-krach de mai qui changera la donne à long terme.« Une vraie course à la spéculation avec le concours de fonds de pension américains qui investissent à court terme sur le sujet », ajoute-t-il. Autre point d'achoppement : l'interopérabilité. « Pourra-t-on vraiment naviguer vers et depuis un métavers librement, notamment via la portabilité de ses données et objets numériques. Pas certain que les concepteurs le souhaitent en réalité », soulève Jérémy Lamri, CEO de Tomorrow Theory, spécialisée dans le Web3 appliqué aux RH.

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