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Photo du rédacteurThierry Bardy

« Sortons la croissance de nos imaginaires »

Eloi Laurent (économiste à Stanford) : Eloi Laurent travaille dans deux universités de rang mondial : Stanford et Sciences Po Paris où il officie comme économiste senior à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il l'assure, les deux institutions sont engagées dans une révolution qui vise à élaborer « un modèle économique où la croissance n'est plus l'alpha et l'oméga ». Il publie aux éditions de La Découverte l'essai « Economie pour le XXIe siècle » dans lequel il trace des voies vers la post-croissance. Vous démarrez le livre en vous demandant si notre civilisation est fabuleusement prospère ou irrémédiablement ruinée. En quoi serions-nous ruinés ? D'un côté, nous n'avons jamais été aussi prospères : dans les pays européens par exemple, l'espérance de vie a doublé au XXe siècle, notre niveau d'éducation a quadruplé, les niveaux de vie ont été multipliés par huit, nous avons construit des institutions solides et de bons systèmes de santé et de retraite. Mais les études scientifiques qui paraissent chaque semaine démontrent que cette prospérité éclatante est acquise au prix de la destruction de ses fondements mêmes : les écosystèmes et la biodiversité qui perpétuent la vie de toutes les créatures de la biosphère dont nous faisons partie et dont nous sommes dépendants. C'est la définition même de l'insoutenabilité : l'être humain ne peut vivre en dehors de son habitat or, depuis les années 1950, il le détruit pour vivre. Il faut partir de cette irrationalité profonde pour comprendre pourquoi et comment repenser l'économie au XXIe siècle. Il y a urgence. Pour expliquer la situation dans laquelle nous sommes, vous pointez la responsabilité du PIB qui est devenu l'indicateur phare de l'économie. Quel rôle a joué la popularisation de cet indicateur ? Le Produit intérieur brut a été inventé entre 1934 et 1944 et nous en sommes toujours tributaires. Au cours de cette décennie-là, on a redéfini la politique économique comme devant stimuler la croissance au moyen des politiques budgétaire et monétaire car la croissance favoriserait l'emploi et finalement le progrès social et la stabilité politique. En 1944, à la conférence de Bretton Woods, tous les pays développés ont adopté le produit intérieur brut (PIB) comme définition de ce qu'est la richesse d'une société. On a alors admis l'idée que la véritable richesse consiste en une accumulation matérielle. La masse d'objets destinés à la satisfaction des besoins humains ne va cesser de croître jusqu'à dépasser en 2020 la totalité de la biomasse sur la planète (c'est-à-dire de la totalité des végétaux, animaux, bactéries et champignons sur terre, NDLR). Nous avons ainsi accumulé ce que j'appelle une forme de croissance morte qui dépasse aujourd'hui la croissance vivante, celle de la vie sur Terre. Or la croissance morte détruit la croissance vivante. Que préconisez-vous pour corriger ou sortir de ce système ? De basculer vers une richesse définie comme le produit entre la santé et la coopération sociale. L'économie n'aurait alors plus la même fonction. Notre but ne serait plus de faire croître sans fin un indicateur monétaire, mais plutôt essayer de réconcilier notre interdépendance avec le reste de la nature et notre talent pour la coopération sociale. Donc selon vous, nous devons abandonner la croissance comme horizon, y compris ce qu'on appelle « croissance verte », décarbonée. La solution s'appelle-t-elle forcément la décroissance ? Certains vont défendre la décroissance, mais il y a d'autres alternatives à l'obsession monolithique de la croissance comme l'économie du Donut (ou comment créer de la valeur économique en respectant un plancher social acceptable et un plafond environnemental soutenable) , l'économie du bien-être, etc. Les travaux académiques foisonnent dans le champ de la post-croissance, j'en donne un aperçu détaillé dans un chapitre du livre. Vous parlez aussi de post-croissance dans votre livre, un concept qu'on entend de plus en plus. Qu'implique-t-il ? Sortir la croissance de nos institutions politiques et de nos imaginaires et reprendre le contrôle du pilotage de nos systèmes économiques qui sont à la dérive. Aujourd'hui, quand vous écoutez nos responsables politiques, vous comprenez que pour eux la croissance est la clé de tout, alors que ce n'est pas le cas. Pourquoi tiennent-ils autant à la croissance si, selon vous, elle ne répond pas à nos besoins et ne porte pas en elle les solutions à nos problèmes ? Cela fait un siècle que nous vivons dans cette illusion collective de la croissance, ce qui nous empêche d'imaginer un autre monde. Mais à vrai dire, c'est assez peu étonnant. On a toujours le sentiment qu'un système est le seul qui vaille jusqu'à ce que ce dernier ne s'effondre. Ce n'est qu'une fois l'effondrement enclenché qu'on se rend compte de tous les signaux que nous avons ratés. Et quels sont ceux que vous identifiez aujourd'hui ? Rien qu'en France par exemple, on veut préserver à tout prix le pouvoir d'achat en subventionnant les énergies fossiles et de l'autre on entend réduire les émissions de gaz à effet de serre. On demande d'un côté des efforts de sobriété et de l'autre, on nous pousse à travailler toujours plus. Ces contradictions qui se multiplient montrent que notre système est à bout de souffle, que ce n'est plus tenable.

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