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  • Photo du rédacteurThierry Bardy

A-t-on perdu le goût de travailler ?


Florent Vairet


analyse Et si la semaine de 4 jours traduisait plus une volonté de ne plus travailler que de moins le faire. Selon certains, la pandémie et la crise écologique nous auraient fait perdre l'ambition de mener une carrière à toute allure.

Pendant le Covid, on a payé pour ne pas travailler, et tout s'est un peu déréglé. Le rapport au travail n'est plus le même, il faut le rebâtir ! » Ce constat n'émane pas d'un énième sociologue analysant la crise de sens des salariés français, mais du président de la République himself, lors de son interview au journal de 13 heures, le mercredi 22 mars. Emmanuel Macron tente ainsi d'expliquer qu'il faut lire autre chose derrière la contestation de sa réforme des retraites : puisque l'argent magique a coulé à flots pendant le confinement (plus de 8 millions de salariés mis au chômage partiel au plus haut de la crise sanitaire) et que le pays - en partie à l'arrêt - a continué de tourner, pourquoi se tuer à la tâche, même pour quelques trimestres de plus ?

Ces derniers mois, le ras-le-bol d'une partie des actifs, et pas seulement ceux en première ligne, s'était déjà incarné dans des mots qui ont fait la une des médias : « grande démission », « quiet quitting », « quick quitting ». Des concepts qui, s'ils excèdent parfois la réalité, ont eu un écho dans une société qui sent un moment de bascule dans son rapport au travail, avec une question qui émerge : au fond, pourquoi encore travailler ?

Pousser le curseur plus loin

La récente poussée en faveur de la semaine de 4 jours peut être vue comme un nouveau soubresaut de ce grand questionnement. « On gagne un jour de congé et en plus on est plus productif ! » crient ses partisans. Mais y croient-ils vraiment ? s'interroge Emmanuel Stanislas, fondateur du cabinet de recrutement Clémentine, spécialisé en IT et digital (voir page 8). « Pense-t-on que d'un coup de baguette magique la productivité sera boostée de 20 % ? » D'autant que, on le pressent un peu, une fois la semaine de 4 jours adoptée, une fois nos besoins en quantité de loisirs calqués sur un week-end de trois jours de congé, ne voudra-t-on pas un week-end de 4 jours ? Un peu plus de vingt ans après le passage aux 35 heures, nous nous sommes si bien habitués à nos RTT que la tentation de pousser le curseur un peu plus loin nous démange une nouvelle fois.

Et notre péché de paresse est en partie absout par des experts qui prédisent que la technologie va conduire à une raréfaction du travail. Dans son livre « A World Without Work », traduit en français en janvier 2023 (« Un monde sans travail », Flammarion), Daniel Susskind, professeur à Oxford, pose la question, avec force arguments, de la nécessité de « chercher d'autres formes de reconnaissance que ce que l'on obtient aujourd'hui principalement par le travail », car l'intelligence artificielle rend à terme la perspective d'un « chômage structurel » inéluctable.

Dans l'immédiat, on le sait, difficile de se passer du travail, tant il est essentiel au bon fonctionnement de la société et de notre économie. La question se pose plutôt à titre individuel : le travail nous procure-t-il assez au regard de ce qu'il nous coûte au quotidien ?

Le travail nous a beaucoup apporté. D'abord de quoi survivre, puis de quoi vivre confortablement, avant de devenir l'alpha et l'oméga pour s'épanouir. D'aucuns diraient pour exister. Longtemps, il a fallu être le meilleur à l'école pour décrocher le meilleur salaire, se payer la plus belle montre et la plus grosse voiture. Aujourd'hui, ces piliers de la réussite sont questionnés. Et ils ne justifient plus de se tuer à la tâche. Les prépas aux grandes écoles de commerce, qui ont perdu 16 % de leurs effectifs en deux ans, traduisent en partie cette nouvelle posture chez les futures élites.

Si on n'est plus prêt à tout pour une carrière « au top », c'est qu'on prend conscience que le travail grignote nos vies plus que ce qu'on le disait. Une prise de conscience qui atteint même les postes les plus en vue. En démissionnant à seulement 42 ans en janvier, à la surprise générale, la Première ministre de Nouvelle-Zélande Jacinda Ardern a déclaré : « Je n'ai plus assez d'énergie. […] J'ai tout donné pour être Première ministre, mais cela m'a aussi beaucoup coûté. » Même retrait précoce de la vie politique de la Première ministre de Finlande, Sanna Marin, à… 37 ans. « Je dois franchement admettre que ma propre endurance a été mise à l'épreuve durant ces années. […] J'espère que j'aurai une vie un peu plus calme, avec ces responsabilités derrière moi », a-t-elle annoncé après que son parti a été battu aux législatives du 2 avril. En somme, travailler, oui, mais plus à n'importe quel prix.

Les politiques ne sont pas les seuls role models à rejeter l'idée d'une carrière sacrificielle. Sur la scène artistique, on voit des pauses ou des fins de carrière volontaires, au motif que le jeu n'en vaut plus la chandelle. Stromae a par exemple annoncé début avril annuler sa tournée et il a écrit sur Instagram : « Je me dois d'écouter mes limites. »

Résultat, le commun des mortels, aussi, prend ses distances avec le sacrifice. L'Ifop, qui mesure pour la Fondation Jean Jaurès l'importance accordée au travail par les Français, note une dégringolade d'année en année : 60 % d'entre eux le considéraient « très important » en 1990, 24 % en 2021 et 21 % en 2022. En revanche, la proportion qui le qualifie d'« important » reste stable.

Les raisons du divorce

D'autre part, dans sa dernière étude publiée en ce mois d'avril, l'Apec souligne que 4 jeunes diplômés sur 10 se disent démotivés par leur niveau de rémunération. Bien sûr, cette attitude est en partie rendue possible par un marché de l'emploi au beau fixe. Même pour les jeunes, le chômage est passé de 21 % en 2018 à 16 % en 2022.

Cela ne doit pas éclipser les symptômes d'un malaise, voire d'un mal-être au travail. Parce que l'on travaillerait trop ? Soixante pour cent des salariés interrogés par l'Institut Montaigne ressentent une augmentation de la charge de travail au cours des cinq dernières années. Un quart des salariés et 18 % des indépendants la jugent même « excessive ». Les raisons de ce ressenti seraient une relation dégradée avec le management, une forte charge psychique et une faible autonomie au travail.

Certaines études identifient d'autres raisons de ce divorce avec le travail. L'enquête sur les conditions de travail de 2021 dirigée par la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail pointe que sur les plus de 3.000 salariés français interrogés, 38 % considèrent les conditions de travail comme difficiles (5 % extrêmement, 11 % fortement, 22 % plutôt). Un chiffre qui place la France au deuxième rang des pays où le ressenti est le plus négatif, derrière la Slovaquie.

Ainsi plus d'un salarié français sur deux estime que sa santé mentale (62 %) et physique (52 %) est affectée négativement par son métier, selon le dernier baromètre Ifop-Diot-Siaci. Conséquence : l'absentéisme atteint des records, et la hausse est particulièrement marquée chez les jeunes. La « grande fatigue » (liée le plus souvent à une grande charge de travail) est le troisième motif d'arrêt maladie en 2022 (derrière le Covid et les maladies ordinaires, de saison).

Pour d'autres, le travail est rejeté car associé à la surconsommation. Pour les plus sensibilisés à l'urgence écologique, se détacher du travail, c'est refuser le modèle économique en vigueur qui encourage l'exploitation des ressources. « Dans un esprit de décroissance, je voulais réduire volontairement mon temps de travail et ainsi gagner moins pour dépenser moins, et consacrer le reste de mon temps à des activités non marchandes », nous confie Julien Mercier, 27 ans, consultant en développement durable chez PwC, qui reconnaît tout de même se permettre ce changement en raison d'un salaire confortable.

Sans aller jusqu'à moins gagner pour moins consommer, la jeune génération brandit de plus en plus des slogans faisant le lien entre travail, décroissance et catastrophe à venir. Pour elle, à quoi bon essayer de gagner un maximum d'argent si on sait qu'on ne pourra plus acheter de SUV, ne plus prendre l'avion ou ne plus avoir sa propre piscine ? Le travail reposait en partie sur cet idéal de prospérité.

Mais attention, cette sensibilité aiguë au cataclysme écologique ne concerne qu'une petite frange de la population. L'Institut Montaigne pointe que 31 % des sondés sont prêts « à travailler plus pour gagner plus », soit une proportion deux fois supérieure à celle des sondés qui veulent « travailler moins, quitte à gagner moins ». Et au-delà de l'écologie, on sait que cette mise à distance avec le travail touche avant tout les plus diplômés, ceux qui savent qu'ils n'auront aucun mal à rebondir, quel que soit leur choix, grâce à leur diplôme. Ceux-là mêmes qui ont, d'après les études sociologiques, des parents plus fortunés que la moyenne, ceux-là mêmes qui savent comment bénéficier d'une allocation-chômage confortable après une rupture conventionnelle.

La philosophe du travail Julia de Funès veut quand même croire que toute la jeunesse est touchée - à un degré divers - par cette révolution. Selon elle, la jeune génération tend à considérer le travail moins comme une fin et davantage comme un moyen de s'épanouir dans l'existence. « Le travail ne peut plus être pensé comme une valeur morale en tant que telle, l'amour en est une. Le travail, non. Travailler pour travailler est absurde », explique-t-elle dans une vidéo Brut.

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