Philippe Silberzahn
La guerre en Ukraine et avant elle la pandémie, qui a débuté en 2020, ont remis l'incertitude au premier rang des préoccupations des dirigeants politiques. Et pourtant, très peu d'entre eux sont familiers de cette notion. L'incertitude, en effet, ce n'est pas le risque, bien que les deux soient souvent confondus. Le risque caractérise les situations répétées à l'identique. C'est le domaine où prévaut une logique statistique d'optimisation des moyens et d'utilisation de modèles mentaux éprouvés par le temps. Le paradigme est prédictif, concevant la décision comme un choix parmi des options possibles. L'incertitude caractérise, elle, les situations complexes et inédites. Le paradigme est créatif : c'est celui de la décision comme la création de nouveaux modèles.
Bien que le monde soit majoritairement marqué par l'incertitude, les outils et concepts de décision utilisés par les dirigeants sont cependant ceux du risque, c'est-à-dire qu'ils reposent sur la prédiction et supposent la continuité. Ce décalage conduit à des erreurs de prédiction aux conséquences catastrophiques, et il explique le désarroi des politiques face à des ruptures qu'ils ne peuvent comprendre avec leurs anciens modèles mentaux. C'est un défi culturel, et c'est donc dans l'éducation qu'il faut chercher la solution. On peut pour cela proposer quatre pistes.
D'abord, abandonner le paradigme prédictif. Le parcours éducatif est intégralement bâti sur un paradigme prédictif. Il exige des étudiants qu'ils aient un projet professionnel bien arrêté. Cette réalité institutionnelle continue dans leur vie professionnelle : exigence d'un plan d'affaires pour entreprendre, d'un budget prévisionnel au sein de l'organisation, d'un programme détaillé pour un candidat à l'élection présidentielle, d'une vision pour un dirigeant d'entreprise, etc. L'enseignement doit absolument souligner les limites de ces exercices et imprimer le caractère non prédictible de l'avenir.
Ensuite, éduquer au complexe. Nous formons nos enfants à la pensée analytique, c'est-à-dire au découpage d'un problème en sous-problèmes. Nous leur transmettons ainsi l'idée qu'il n'est rien qui ne résiste à une analyse pour peu qu'on s'en donne les moyens. Dans un monde complexe, cette approche ne fonctionne pourtant pas car les problèmes s'entremêlent. Comme le remarquait Charles de Gaulle, la formation doit donner « l'aptitude à la synthèse », l'habitude des idées générales, la notion des rapports mutuels des choses qui éclairent les degrés les plus élevés de l'action, la capacité à prendre des décisions qui ne seront pas des décisions de détail au détriment des ensembles. Développer également la modestie épistémique. L'enseignement se focalise en général sur des questions bien formalisées. Au travers de cette logique positiviste, nous formons des experts assis sur une base de connaissance formelle. Il en résulte une confiance excessive en son socle de savoir statique que l'incertitude remet pourtant en question. Face à la complexité et à l'incertitude, c'est au contraire la modestie épistémique de Montaigne qui devrait s'enseigner.
Enfin, ancrer l'enseignement dans l'avenir. Notre système éducatif forme avant tout à la connaissance du passé. Dans un monde qui change, on devrait plutôt former nos dirigeants à se confronter au nouveau, et à croire qu'on peut changer le monde. C'est ce que soulignait Paul Valéry quand il écrivait à propos de l'enseignement : « Il s'agit de faire de vous des hommes prêts à affronter ce qui n'a jamais été. »
A l'heure où les défis se multiplient - épidémie, guerre, et peut-être famine et pénurie - jamais le développement d'une culture de l'incertitude n'a été aussi important. Les pistes évoquées ici ne sont que quelques-unes parmi d'autres, mais elles se ramènent à la nécessité de revoir l'épistémologie sur laquelle l'enseignement est fondé. Cette révision est indispensable si l'on veut que nos dirigeants puissent répondre aux défis du siècle.
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