Gilles Babinet
Il y a quelques jours, on pouvait trouver pas moins de quatre sujets traitant de la régulation du numérique à la une d'un grand quotidien national : la loi sur les données privées en Chine, les projets de règlements DSA et DMA de la Commission, les jugements concernant Uber au Royaume-Uni et, enfin, la tribune sur un appel à la régulation des cryptomonnaies. Quel changement par rapport ce qu'étaient les premières années d'Internet, où les libertariens de la Silicon Valley appelaient les gouvernements, avec succès, à ne surtout pas se mêler d'Internet !
Gouvernements et régulateurs étaient alors perçus comme déclassés, reliques d'un autre âge, obstacles à l'apparition d'un monde nouveau. Trente ans plus tard, force est d'admettre que ces penseurs technologiques libertariens de la côte Ouest, les Negroponte, Anderson ou encore Brynjolfsson, ont été les idiots utiles de cette nouvelle économie et des milliardaires qui ont fondé les Gafam.
Si la contribution des méta-plateformes à l'avènement d'innovations utilisées à une échelle pour ainsi dire globale est incontestable, les dommages collatéraux sont significatifs : distorsions fiscales, abus de position dominante, mise en danger de la démocratie, désinformation de toutes origines, espionnage, dégradation des conditions de travail, et même participation à des génocides, si l'on en croit la plainte déposée contre Facebook pour le peuple des Rohingyas devant la cour californienne.
La phase utopique de l'Internet des années 1990 a fait long feu et l'ère dystopique s'est peu à peu imposée. Récemment est sorti le livre « La Vie, la Mort de l'idée d'un ordinateur par enfant », un thème qui avait largement mobilisé aux Etats-Unis, à commencer par Bill Gates, et qui résume en soit l'idée qui prévalait à l'époque : Internet allait emmener l'éducation pour tous, il allait amener une productivité extraordinaire qui nous libérerait collectivement du travail ; il allait répandre la démocratie sur toute la planète.
En réalité, cette promesse initiale du numérique a été presque intégralement dévoyée. La prescience des pères fondateurs d'Internet postulait que le monde, emmené par la technologie, allait devenir polycentrique, induisant une réaction en chaîne de créativité, d'inclusion sociale et économique. Pourtant, à maints égards, cette dynamique utopique perdure : Wikipédia est consulté par 1/10e de la planète tous les mois, des milliards de lignes de code sont partagées et utilisées via l'open source chaque jour et lorsque les tyrans veulent martyriser leurs populations, comme ces jours-ci au Kazakhstan, la première chose qu'ils font, c'est de couper Internet.
Notre problème est simplement de trouver un juste équilibre entre innovation et régulation. L'innovation sans régulation est immédiatement dévoyée par des intérêts privés, tandis qu'une régulation excessive tue l'innovation. Mais au-delà, la grande affaire de ce siècle pourrait être de restaurer cette promesse perdue d'Internet. Permettre que s'établisse une relation tripartite entre les innovateurs (privés ou sociaux), les régulateurs et les communs, ces cathédrales modernes issues de la multitude mobilisée par Internet, qui restent encore trop limités. On peut certes citer Wikipédia, ou la Free Software Foundation. Mais, plus généralement, nous n'avons pas encore de communs numériques ayant atteint cette maturité dans la médecine, dans l'environnement, les transports, la ruralité… L'objet n'est pas simplement de reprendre la main en régulant, mais de permettre à cette utopie initiale d'apparaître. Une utopie politique d'autant plus vertueuse que c'était la promesse initiale mais dévoyée d'Internet.
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